Le village de l’Assomption préservé d’une épidémie

 
 

   Cette veille de Noël de 1884 s’annonce sans histoire. La poudrerie soulève dans le silence du soir ses nuages de neige qui frôlent les vieux murs de pierre. La rafale s’enfile dans les rues étroites et obstruées du village endormi pour aller mourir sur la rivière dans les ténèbres et les sifflements mordants du nordet.

   Au centre de la presqu’île, rue Saint-Damase, le Collège de l’Assomption défie le temps. Son nouveau dôme domine depuis 1883 les nouvelles mansardes élevées à la même époque sur les anciens murs de maçonnerie. Le Collège accueille cette année-là 227 garçons de 11 à 21 ans, pour des études supérieures dispensées par une trentaine d’adultes presque tous prêtres ou clercs.

   Ce soir-là, l’abbé Trefflé Gaudet, directeur du Collège, finit d’arpenter sur quatre étages les longs corridors silencieux du bâtiment de pierre. À 46 ans, le bon père est responsable de la vie qui se déroule entre les murs de son institution. Tout semble calme à l’extérieur. Monsieur Gaudet descend lentement au rez-de-chaussée, regardant avec inquiétude le temps maussade qui se lamente aux carreaux des fenêtres. Il pousse la porte de sa chambre et monte la lueur de sa lampe. Savourant enfin sa solitude, il s’installe confortablement dans son fauteuil pour méditer sur quelques psaumes de la messe de Noël. Satisfait de sa journée, alourdi par la fatigue, il laisse tomber son bréviaire sur ses genoux et s’assoupit, vaincu par l’heure tardive. Dehors, le désordre continue, pas âme qui vive. Le désert blanc envahit tout.

Pan ! Pan ! Pan !

– Ohé ! Y a quelqu’un?

Pan ! Pan ! Pan !

– La charité s’il vous plaît !

Pan ! Pan ! Pan !

   Surpris, le père Gaudet s’éveille en sursaut. Il ramasse dévotement son psautier, secoue sa soutane fatiguée et se dirige vers la porte principale du Collège à la lueur de sa bougie. Dehors, une silhouette blanche frotte une mitaine sur les carreaux de la porte et frappe de nouveau.

Pan ! Pan ! Pan !

Pan ! Pan ! Pan !

   Tapant des pieds sur le perron du Collège et secouant à grands coups son capot enneigé, le visiteur tardif retient son impatience à la vue de la lumière vacillante qui vient à sa rencontre. Monsieur Gaudet braque sa lanterne sur la vitre gelée et aperçoit un visage mordu par le froid. La lueur de la lampe brille dans les yeux de l’étranger.

– Qu’est-ce que tu veux ? Interpelle le bon père.

– Juste un coin chaud pour passer la nuit… pour l’amour du bon Dieu ! marmonne le visiteur, de sa voix étouffée par le vent.

   Le directeur dépose sa lampe, tire le loquet de la porte et l’ouvre d’un robuste coup d’épaule. Le visiteur se glisse à l’intérieur, poussé par la rafale, traînant avec lui son maigre baluchon enneigé et durci par le froid. Puis l’abbé Gaudet referme la porte d’un coup sec et reprend sa lanterne. L’homme glacé se débarrasse de la crémone qui protège à demi son visage rond. Les poils de sa moustache sont raidis par le frimas et les coins des yeux sont collés par le froid. Le visiteur du soir guette en silence son bienfaiteur.

   Le directeur mène le vagabond aux cuisines où les domestiques au service du Collège viennent d’attiser les poêles aux deux extrémités du bâtiment. L’homme dépose son sac sur une grande table au centre de la pièce. Le prêtre aide le malheureux à se départir de son capot qu’il suspend aux crochets alignés derrière un poêle. Tuque, foulards, mitaines sont également suspendus aux autres crochets libres. Assis à sa table, l’homme enlève lentement ses bottes en grimaçant de douleur. Pendant ce temps, l’abbé Gaudet tire sur le réchaud du poêle une tinette de lait et prépare un guignon de pain frais. Sitôt servi, le pauvre engloutit sa pitance et n’en finit plus de tourner sa croûte dans le fond de son bol de lait pour ne pas en perdre une seule goutte.

   Silencieux devant cette scène émouvante, l’abbé Gaudet regarde passer l’heure et médite dans son cœur ces paroles de l’évangile de Noël : « Quia non erat eis locus in divertorio… » (« Car il n’y avait pas de place pour eux dans l’hôtellerie… ») À la fin du repas, l’homme passe le revers de sa manche sur ses lèvres. Le directeur sort quelques « confortables » sombres et usés et une paillasse fraîche qu’il étend près du poêle. Monsieur Gaudet laisse sa lanterne sur la table et abandonne le visiteur à son sommeil. Le prêtre, guidé par l’habitude, se dirige d’un pas lourd vers sa chambre. Le visiteur n’a presque rien dit. Seul sur son grabat, il souffle la bougie en silence.

   Au petit matin, Monsieur Gaudet arrive à la cuisine prendre des nouvelles du visiteur inattendu. L’homme déjà tout habillé est attablé à une petite desserte en marge de la pièce où s’affairaient les domestiques du Collège qui préparent les repas de la fête de Noël pour toute la petite communauté. Le directeur approche sa chaise et salue sobrement l’étranger. Ce dernier déborde de reconnaissance et ne tarit pas d’éloges pour les dames qui l’ont servi tôt ce matin. Il n’y a plus de traces de son séjour, à part ses vêtements encore accrochés au mur. Monsieur Gaudet apprend que l’étranger est un Irlandais catholique qui arrive des Cantons du Nord. La veille, il avait fait le tour du village dans la tempête sans trouver personne pour l’accueillir. Dans sa bonté, le curé Dorval l’avait heureusement référé aux prêtres du Collège. L’étranger pousse subitement son assiette vide et, sûr de lui, se lève pour aller chausser ses bottes encore toutes chaudes. Il ajuste sa grosse tuque verte et s’enveloppe avec précaution dans ses écharpes aux vifs coloris. Puis il enfile son vieux capot noir qu’il attache avec une bonne corde toute tressée. Pendant ce temps, au bout de la grande table brune, la vieille Coderre glisse des provisions et quelques friandises dans le sac du voyageur sous l’œil approbateur du directeur. Elle noue ensuite le baluchon et, en silence, le tend à l’étranger. Debout, celui-ci saisit son sac et s’adresse au père Gaudet à voix basse : « Mon père ! Mille fois merci pour votre charité et que Dieu veuille vous en récompenser abondamment. Avant de vous quitter, je vous fais une prédiction : au printemps prochain, la guerre va éclater au Nord-Ouest. Je vous annonce également que la picote (varicelle) va sévir au même moment dans tout le pays et particulièrement à L’Assomption. Mais soyez rassuré, votre Collège sera préservé du fléau. »

   L’appel soudain des cloches de l’église paroissiale met fin aux prédictions inattendues de l’étranger et presse celui-ci de partir pour la première messe du matin de Noël. Saluant rapidement son bienfaiteur, l’étranger part sans se retourner… On n’entendit plus parler de lui. Ses prédictions, par contre, s’accomplirent à la lettre. Il y eut une guerre au Nord-Ouest et même un Ancien du Collège, le père Fafard (Martyrisé par des Esquimaux) y trouvera la mort. Il y eut aussi 17 cas de picote dans le village de L’Assomption dont trois mortels. Mais l’épidémie ne pénétra jamais le Collège.

Sources :

– Ces faits sont rapportés par l’abbé Louis Casaubon dans ses mémoires

– Extrait de L’Écrivain public, 17 décembre 1993, pp. : 10-13. Publié aussi dans La Lucarne, vol. XIV, no 9, hiver 1994-1995, pp. : 8-9.

– 6e directeur, 1862-1889.