La vie du Bienheureux Père Frédéric Janssoone

 
 

Naissance et enfance de Frédéric : 

Tout commença lorsque le petit Frédéric naquit le 18 novembre 1838 à Ghyvelde, dans les Flandres, au nord de la France. Son père s’appelait Pierre-Antoine Janssoone et sa mère Isabelle Bollengier. Frédéric était le huitième et dernier enfant de ses parents. Il avait cependant des demi-frères et des demi-sœurs, puisque ses parents étaient tous deux veufs d’un premier mariage. Pierre-Antoine avait déjà trois enfants, lorsqu’il épousa Isabelle, et celle-ci en avait cinq.

Frédéric fut baptisé cinq jours après sa naissance. Le même jour, ses parents le consacrèrent à la Sainte Vierge, comme cela était la coutume dans sa famille.

Monsieur et Madame Janssoone étaient des cultivateurs aisés financièrement à force de travail. Leur dévouement pour le travail ne les empêcha cependant pas de prendre tout le temps qu’il fallait pour faire de leurs enfants d’excellents chrétiens. Jamais ils ne manquaient à la récitation quotidienne du rosaire en famille. La maman avait une telle estime de la sainte messe que, les jours où elle était malade, elle se traînait seule de maison en maison et de seuil en seuil pour être sûr de ne pas la manquer.

Isabelle avait pour désir le plus cher que de faire de ses enfants des saints. C’est pourquoi, elle prenait un peu de son temps quasiment tous les jours pour leur raconter des histoires saintes. C’était, pour la famille Janssoone, un des moments les plus précieux de la journée. Parmi leurs histoires préférées, ils aimaient particulièrement celles des Pères du désert, ces saints ermites qui passèrent, une bonne partie de leur vie, retirés dans les endroits les plus éloignés pour y prier et jeûner pendant des heures, voire des jours.

Un jour, alors que Frédéric avait deux ans, la bonne maman se rendit compte que certains de ses enfants n’avaient pas donné signe de vie depuis déjà plusieurs heures. Inquiète, elle se mit à les chercher, craignant qu’il leur était arrivé quelque chose. Elle chercha pendant de longues heures, jusqu’à ce qu’elle aperçût le petit Frédéric, caché derrière une meule avec d’autres frères et sœurs. Tous étaient à genoux, tenant les mains jointes.

« Mes enfants, dit Isabelle, pendant si longtemps je vous ai cherchés inquiète ! Pourquoi donc n’avez-vous pas répondu à mon appel? »  

À quoi, un des enfants répondit innocemment : « Pardonnez-nous chère maman, nous n’avions pas l’intention de vous inquiéter. Nous voulions tout simplement jouer aux saints moines du désert. Ne nous avez-vous pas dit qu’ils passèrent parfois de longues heures en prière sans se laisser distraire par le moindre bruit? »

Mort du papa de Frédéric :

L’année 1848, fut une année de grande douleur et de grande tristesse pour la famille Janssoone. Pierre-Antoine, le papa, se mourrait d’un cancer de l’estomac à l’âge de 51 ans. Frédéric, quant à lui, n’avait que dix ans.

Frédéric s’adressa ainsi à son cher père : « Ne meurs pas, papa, je t’en prie. Nous avons encore besoin de toi ».

« Mon cher fils, dit Monsieur Janssoone à Frédéric, si le Bon Dieu veut venir me chercher maintenant, c’est parce que je lui serai plus utile au Ciel. Ne t’inquiète, je continuerai à prendre soin de vous de là-haut ». Puis, il se tourna vers toute sa famille et leur dit avec tendresse : « Que le Bon Dieu vous garde, au revoir… au Ciel » (c.f. Léon Moreel, Un grand moine français, Le R.P. Frédéric Janssoone, page 38). Telles furent ses dernières paroles.

À la suite de la mort de Monsieur Janssoone, la famille souffrit de la pauvreté. À un tel point que Frédéric dut, quelques années plus tard, quitter ses études afin d’aider sa mère à subvenir aux besoins de la famille. Après maints efforts, il finit par trouver un travail comme commis-voyageur. Il fut au service de la Maison Albert Ledieu et connut d’ailleurs un grand succès ; ce qui lui fit gagner l’estime de Monsieur Ledieu, son patron. Celui-ci lui offrit de nombreuses promotions qui lui permirent de gagner beaucoup d’argent et de mener une vie plus aisée. Chapeau-buse en tête et canne à pomme d’argent à la main, il parcourut les Flandres avec cheval et voiture. « J’étais vêtu comme un vrai muscandin », avouait-il en souriant dans sa vieillesse (c.f. Léon Moreel, Un grand moine français, Le R.P. Frédéric Janssoone, page 41). Toutes ces ambitions lui firent oublier peu à peu cette idée qu’il s’était faite depuis sa tendre enfance de devenir prêtre. La vanité fut son péché mignon. Sa belle chevelure blonde était bien souvent l’objet de sa fierté, à un tel point qu’on passa parfois des heures à en prendre soin.

Mort d’Isabelle Janssoone :

Un beau jour, Monsieur Albert Ledieu, patron de Frédéric, lui proposa de prendre sa fille en mariage ; ce qui devait arriver si une autre tragédie n’eut pas frappé la famille Janssoone. En effet, Madame Isabelle Janssoone tomba gravement malade après s’être offerte en victime pour sauver la vocation religieuse de tous ses enfants. La mort de sa pieuse mère, qui eut lieu le 5 mai 1861, bouleversa les ambitions mondaines de Frédéric.

Le vœu de la chère maman ne tarda point à se réaliser puisqu’à peine trois mois après son décès, les enfants qui n’étaient pas encore entrés en religion se consacrèrent tous les trois à Dieu ; Henri entra au séminaire où il décédera avant son ordination ; Pierre ira aux Missions étrangères de Paris ; envoyé aux Indes il y mourra en odeur de sainteté. Quant à Frédéric, c’est un concours de circonstances providentielles qui finalement le conduisit en mai 1864 au noviciat franciscain d’Amiens, au nord de la France.

Frère Frédéric chez les Franciscains d’Amiens :

Le jeune Frédéric reçut son habit religieux le 26 juin 1864. Lors de la vêture, le supérieur déclarait : « Il ne suffit pas de changer d’habit pour être religieux. L’on vient ici pour se mourir à soi-même » (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, page 49).

La vie dans ce couvent était très exigeante. Levés dès 3h30 du matin, les novices participaient jusqu’à 20h30 aux offices de la communauté. Ils réparaient eux-mêmes leur habit, et le soir retrouvaient leurs cellules (chambres) où on étouffait de chaleur l’été, et puis l’hiver, on y souffrait du froid, puisqu’elles n’étaient pas chauffées. « Jamais je n’ai autant souffert du froid qu’à Amiens, avouait le Père Frédéric dans sa vieillesse. Quand nous nous levions le matin pour la récitation de l’office, il fallait casser une couche de glace dans nos bassins, pour pouvoir nous laver. » (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, page 50).

Il fut ordonné prêtre le 17 août 1870 par Monseigneur de la Tour d’Auvergne, dans la chapelle de l’archevêché de Bourges. Lors de sa première messe, il versa d’abondantes larmes, signes de sa profonde piété et de sa vive reconnaissance.

 Depuis un mois, cependant, la France et la Prusse étaient en guerre. Bientôt, Paris fut assiégé. Les Allemands ne furent bientôt qu’à quelques trente kilomètres de Bourges. Les blessés et les malades affluèrent dans la ville. L’on y convertit à la hâte en hôpital le pensionnat des Dames du Sacré-Cœur. Le Père Frédéric en devint l’aumônier militaire. Il fit toujours son ministère avec beaucoup de courage et force. Comme aumônier militaire il alla sur les lignes de front pour donner les sacrements aux soldats mourants. Comme aumônier d’hôpital, il risqua sa vie à plusieurs reprises, en visitant les malades contagieux. Les malades le surnommèrent « Notre bon petit aumônier ».

Sans se lasser, il assiste les blessés et multiplie les pénitences : en particulier malgré l’hiver rigoureux, c’est les pieds nus dans de simples sandales qu’il accompagne chaque mort au cimetière, par des chemins remplis de neige. « Il arrivait la plupart du temps les pieds ensanglantés au bord de la fosse. Il bénissait celle-ci et récitait les dernières prières au nom de la famille du défunt absente. Il y eut bien des retours à Dieu, des premières communions faites dans les salles, le baptême d’un musulman sur le point d’expirer. »

Départ pour la Terre Sainte :

 En 1876, le père Frédéric demanda à son Supérieur Général la permission de se rendre en Terre Sainte pour collaborer à l’apostolat des Franciscains mandatés par l’Église à la garde des Lieux-Saints. Sa requête fut accordée et il quitta le 9 mai de la même année.

Il profita de ce voyage pour s’arrêter à Rome et à Assise, pour visiter les lieux où Saint François avait vécu. Il visita même la montagne où saint François d’Assise reçut les stigmates. « Il y a treize ans, au noviciat, dit le Père Frédéric, je me disais : Oh ! si le bon Dieu me donnait de voir un jour cette sainte montagne ! Et je la gravis, cette montagne, maintenant, à cette heure même ; j’aperçois déjà là-haut ces rochers et cette cime, couronnée de grands arbres comme d’une immense chevelure […] ! Je suis fou de joie ! Vous me pardonnerez, mon très révérend Père, de ne pas dire toutes nos autres émotions en arrivant au sommet du mont. On sent ces choses, on ne les dit pas : elles sont ineffables. »

Arrivé en Terre Sainte, Frédéric Janssoone fut bientôt envoyé en Égypte comme prédicateur de retraites dans les instituts catholiques. Il se donna à son ministère avec une telle ardeur que ses supérieurs craignirent pour sa santé et l’invitèrent à une plus grande modération, mais trop tard. Il tomba malade et la fièvre le conduisit aux portes de la mort.

Bien qu’il crût qu’il allait mourir, Dieu en avait décidé autrement. Après quelques semaines de répit, il finit par se rétablir et continua son œuvre avec un zèle inlassable. Il axa toute son action sur la confession et la communion fréquentes. « Oh !, disait le Père Frédéric, la communion, la sainte communion, fréquente, oui, oui, fréquente et sainte, comme nous le dit notre mère la sainte Église. Prêchons, prêchons la sainte communion, la sainte communion fréquente ! Soyons fous d’amour pour Notre-Seigneur dans le sacrement de son amour. Saint François aimait éperdument Jésus-Eucharistie, tous les saints, ses enfants, l’ont aimé de même : ils prêchaient cet amour aux peuples, et Dieu les bénissait et les peuples se convertissaient. »

Nomination comme Vicaire Custodial de Terre Sainte :

En juin 1878, il fut rappelé à Jérusalem pour occuper la haute charge de Vicaire Custodial de Terre Sainte. Son intelligence et ses vertus le recommandèrent pour ce poste délicat puisqu’il s’agit de gérer les Lieux-Saints, le plus souvent en butte aux tracasseries du gouvernement turc et des autres confessions religieuses. Il exercera cette charge durant dix ans ; il y fit preuve des qualités d’un diplomate et d’un administrateur hors pair.

C’est dans le cadre de ces fonctions que le Père Frédéric fit ériger les stations actuelles du chemin de croix à Jérusalem et qu’il fit construire à Bethléem l’église paroissiale de Sainte-Catherine, attenante à la basilique de la Nativité. Tous ces événements obligèrent la Custodie à avancer les fonds nécessaires pour la réalisation de ces nombreux projets, au point où les Franciscains de Terre Sainte finirent par se retrouver sans argent. « La Caisse de Terre Sainte est absolument vide ». Mais, c’est surtout la diminution graduelle des aumônes, occasionnée par les persécutions religieuses qui affligèrent certains pays d’Europe, notamment la France des vrais républicains, qui mit en cause la survie des œuvres franciscaines en Terre Sainte.

Abbé Léon Provancher

On décida d’envoyer le Père Frédéric faire « en France une quête extraordinaire » en faveur des Lieux-Saints. Il ne rencontra cependant pas un grand succès à cause de l’anticléricalisme grandissant. Après plusieurs tentatives, il devint évident aux yeux du bon Père « qu’il ne pouvait espérer que peu ou rien et qu’il devrait s’en revenir bien vite à Jérusalem sans aucun résultat favorable » (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, pages 101-102). Par bonheur, il eut un entretien avec l’abbé Léon Provancher, grand botaniste canadien, de passage à Paris après son pèlerinage en Terre Sainte.

« Mon cher Père Frédéric, lui dit le prêtre canadien, quelle joie de vous retrouver ! Vous vous rappelez sans doute que nous nous sommes rencontrés à Jérusalem, il y a de cela quelques semaines ».

« Oui, répondit Frédéric Janssoone, je me souviens bien. Le Seigneur m’a fait la grâce de vous prêcher le chemin de Croix à Jérusalem ».

« Tout à fait, ajouta l’abbé Provancher. Je dois d’ailleurs vous avouer que vos méditations étaient si belles que des larmes d’attendrissement et de repentir avaient coulé à plus d’une reprise ».

À la suite de ce cordial accueil, le Père Frédéric présenta à ce bon abbé le souci qu’il avait de trouver de l’argent pour préserver les Lieux-Saints. L’abbé canadien lui suggéra donc d’aller quêter dans son pays, vantant la générosité de son peuple.

Arrivée au Canada :

Cette idée plut à Frédéric Janssoone qui gagna aussitôt Le Havre, et s’embarqua pour le Canada le 31 juillet 1881. Il navigua d’abord jusqu’à New-York, de là, il prit le train pour Lévis, au Québec, où il descendit le 24 août. Son arrivée provoqua un émoi dans la petite ville et bientôt à Québec. Voilà près d’un siècle qu’on n’a plus vu la bure des fils de saint François sur les rivages du Saint-Laurent ; les communautés de Récollets, comme on les appelait jadis, s’étaient éteintes doucement après l’interdiction de leur recrutement par les Anglais. L’aspect physique du religieux n’était pas non plus étranger à la réaction immédiatement sympathique du peuple : son visage d’ascète, éclairé par un regard extraordinairement vif et lumineux, les pieds nus dans des sandales, sa pauvreté tout aussi manifeste que son recueillement, firent immédiatement la conquête de ceux qu’il croisa.

En attendant d’obtenir la permission de Monseigneur Taschereau, l’archevêque de Québec, pour commencer la quête, il prêcha une retraite d’une semaine aux quelques membres du Tiers-Ordre franciscain. Elle eut lieu du 4 au 10 septembre et se tint dans la petite église Notre-Dame de Jacques Cartier, dans la paroisse Saint-Roch de la basse-ville de Québec. On espérait avoir tout au plus cent participants… Le soir du premier jour, on en compta déjà trois mille ; et de jour en jour la foule grandit. Bientôt c’est toute la ville de Québec qui, pour ainsi dire, entra en retraite ! « Les gens étaient gagnés par la figure ascétique, par ce petit moine irradiant la sainteté. C’était si beau, si nouveau d’entendre parler de la Terre Sainte, du pays de Notre-Seigneur par quelqu’un qui l’avait vu ! On l’écoutait comme un saint ; “ Notre-Seigneur devait parler comme cela !” Le ton qui était celui d’une causerie, était si religieux, si modeste qu’il faisait penser à une prière. Le prédicateur racontait des faits, évoquait avec onction les sanctuaires de Terre Sainte. Ses discours étaient longs. Mais, comme l’avoue un témoin, “ il aurait pu parler des heures et des heures, et les gens ne se fatiguaient pas de l’écouter.” Sa parole touchait parfois les auditeurs jusqu’aux larmes. Il lui arriva de parler jusqu’à douze heures entières à une assemblée presque permanente de milliers de fidèles. » Entre-temps, c’est évidemment des confessions à n’en plus finir. « Les gens allaient à lui avec une audacieuse confiance : “C’est un saint à faire des miracles”, disaient-ils. Et ils lui en demandaient. » Et, il en fit ! (c.f. Baillargeon… ).

Père Frédéric : « J’ai promis solennellement, à mon premier voyage au Canada, de travailler, tout le reste de ma vie, au bien spirituel et temporel de ce cher pays, dont nous avons été les premiers missionnaires, et j’en bénis le Seigneur, j’ai la consolation d’avoir pu tenir ma promesse depuis plus de vingt ans. »

Il se prit finalement pour les Canadiens d’une telle affection qu’il ne parla plus qu’avec émotion de « ce cher pays » et de « son Canada ». (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, pages 108).

Le jour où il annonça qu’il fera vénérer des reliques de Terre Sainte, huit mille personnes se pressèrent. La cérémonie dura quatre heures. Chacun attendit patiemment son tour, priant à mi-voix. Cependant l’émoi fut grand lorsqu’un jeune homme aveugle recouvra la vue et qu’une femme, paralysée des deux jambes, se leva et marcha normalement à la vue de toute l’assistance. Le lendemain, il fut inévitable que des malades et des infirmes de toute la ville et même des environs affluèrent à l’église et au presbytère. Les guérisons miraculeuses furent nombreuses. Il s’éprit d’une telle affection epour les Canadiens, qu’il fit vœu de consacrer le reste de sa vie pour le bien temporel et spirituel de ce cher Canada.

La retraite étant terminée, le Père Frédéric remit l’habit du Tiers-Ordre franciscain à une centaine de personnes sévèrement sélectionnées, puis il monta en chaire visiblement ému. Il laissa une nouvelle fois parler son cœur et mettant les Canadiens en garde contre les erreurs laissées par la Révolution française qui, à la même époque, ravagèrent la Chrétienté en Europe et détournèrent les âmes de l’Église. « Si tous les pays d’Europe sont malades aujourd’hui, cela est dû à la grande plaie du libéralisme, disait-il. Cette maladie fait de grands ravages en France. Elle s’attaque de préférence à l’enfance : car de la sorte les libéraux espèrent réformer la société. On ne veut plus de Dieu dans les écoles, on fait disparaître les croix et les images de Marie, afin d’apprendre aux enfants à blasphémer ce qu’ils ignorent. Combattons donc cet ennemi, soyons de vrais catholiques, et le libéralisme ne prendra pas racine au Canada. »

Or, comme il fallait s’y attendre en ces temps de polémique, les journaux s’emparèrent de sa déclaration ; ce qui causa un tollé chez certains politiciens de Québec. Quelque peu affolé par la tournure des événements, le Père Frédéric fit publier une précision, disant qu’il n’a pas voulu se mêler de la politique canadienne dont il ignore tout, mais simplement rappeler certaines condamnations pontificales qu’il développa longuement dans la suite de l’article ! Le résultat ne se fit pas attendre : Monseigneur Taschereau le chassa de son diocèse. Le Père Frédéric avouera que cet interdit fut la plus grande humiliation de sa vie.

L’accueil de Trois-Rivières :

Qu’allait devenir le saint moine, et surtout qu’allaient devenir les œuvres de Terre Sainte sans le secours financier qu’il était urgent de leur procurer ? Ce sera encore une fois le botaniste qui trouvera la solution. 

« Vous devriez aller à Trois-Rivières, lui dit l’abbé Léon Provancher. La piété de l’évêque du lieu ne fera probablement aucun embarras pour favoriser la quête en faveur des Lieux-Saints. »

Et c’est ainsi que le samedi 24 septembre 1881, le Père Frédéric se présenta pour la première fois à l’évêché de Trois-Rivières et reçut la bénédiction puis l’accolade de Monseigneur Louis-François Laflèche dont l’accueil a vite fait d’effacer l’amertume du départ de Québec. Toutes les permissions lui furent aussitôt données de prêcher, de confesser, de quêter, et même de se bâtir dans un avenir prochain un Commissariat de Terre Sainte ! Sans plus attendre, il fut invité à se rendre à Bécancourt pour prononcer trois grandes conférences. Le dimanche soir, il retourna à Trois-Rivières, pour prêcher une retraite semblable à celle de Québec, et qui eut le même retentissement.

À l’issue de la retraite Monseigneur Laflèche lui proposa d’aller prendre quelque repos à la paroisse du Cap-de-la-Madeleine, chez son ami, l’abbé Luc Désilets, celui-là même qui, deux ans auparavant, obtint le miracle du pont de glace. L’évêque, dont l’admiration et l’amitié pour le Père Frédéric ne se démentiront jamais, comprit que les deux hommes étaient faits pour s’entendre !

Le Père Frédéric arriva par canot au Cap-de-la-Madeleine le 29 septembre 1881. Le village entier s’était groupé autour du curé Luc Désilets pour l’accueillir. Beaucoup furent frappés par la modestie du regard du Père Frédéric, ainsi que de la dignité de son maintien. Le curé se tourna vers l’abbé Eugène Duguay, son vicaire, et lui dit : « C’est un saint ! Le bon Dieu bénit tout ce qu’il entreprend ; de grandes conversions se font par son intermédiaire. » (Paroles authentiques).

Le Père célébra sa messe à la chapelle du Saint Rosaire et donna un sermon avant d’accepter l’hospitalité que lui offrait Monsieur Désilets. Il rayonna ensuite à travers la province de Québec avec un tel succès que le curé de la Madeleine écrivit au Père Raphaël : « Vous nous avez envoyé un saint ».

Le Père Frédéric rappelé en Terre Sainte :

Le 21 janvier 1882, il tomba gravement malade au point qu’il crut en mourir. Il souffrit sa maladie avec une telle patience que le curé Désilets dit à son vicaire : “ Venez voir souffrir un saint ! Que c’est beau de savoir souffrir pour le bon Dieu ! ”

Le Père Frédéric reçut un télégramme, en avril 1882, le rappelant d’urgence en Terre Sainte. Une guerre était sur le point d’éclater entre l’Angleterre et l’Égypte. Bientôt, des navires anglais s’en vinrent mouiller devant le port d’Alexandrie, « tenant nuit et jour leurs canons braqués sur la ville » égyptienne (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, pages 115). On comptait sur le bon Père pour aider à y rétablir la paix.

Malgré son état de santé précaire, Frédéric Jansoone obéit et quitta le Canada le 1er mai, « avec un grand serrement de cœur, mais non sans quelque espérance de revoir une autre fois ce petit peuple béni de Dieu. » À peine était-il parti que l’abbé Désilets et Monseigneur Louis-François Laflèche firent tout ce qui était en leur pouvoir pour obtenir que le saint Franciscain revienne au Canada.

De retour au Canada :

Le Père Frédéric passa plus de six ans en Terre Sainte et en Égypte, se dévouant à y rétablir la paix. On lui doit en particulier la mise au point d’un code d’utilisation des Lieux-Saints, qu’il réussit à faire approuver par les autorités religieuses non catholiques. 

En 1888, Le Père Frédéric obtint la permission de retourner au Canada, après que Monseigneur Laflèche eut garanti la fondation du Commissariat de Terre Sainte dans sa ville épiscopale. Le 18 avril, le bon Père quitta Jérusalem où il ne laissa que des regrets. Arrivant au Canada en juin de la même année avec le titre de Commissaire de Terre Sainte et de visiteur du Tiers-Ordre, il avait reçu pour mission de prêcher des retraites paroissiales dans toute la province afin de multiplier les fraternités franciscaines, d’organiser aussi la quête au profit des œuvres de Terre Sainte. Il devait en plus faire construire à Trois-Rivières un Commissariat de Terre Sainte sur le terrain mis à sa disposition par Monseigneur Laflèche. Et de là, il pourrait préparer la réimplantation l’Ordre des Franciscains au Canada.

Lorsque le Père Frédéric arriva à Trois-Rivières, on lui annonça qu’il arrivait juste à temps pour la dédicace solennelle de l’ancienne église du Cap-de-la-Madeleine. L’abbé Désilets avait décidé qu’en date du 22 juin, elle sera dédiée à Notre-Dame du Rosaire. On proposa au Père Frédéric de donner le sermon à cette occasion. Il prêcha avec une telle ardeur que la foule en fut étonnée. Aux dires de certains, son sermon avait un caractère prophétique. « Ici, dit-il, sera à l’avenir le sanctuaire de Maire. On y viendra de toutes les familles de la paroisse, de toutes les paroisses du diocèse, et de tous les diocèses du Canada. Oui ! ce petit temple sera trop étroit pour contenir les foules qui viendront implorer la puissance et la bonté de la Vierge du Très Saint Rosaire. » (c.f. Un grand moine français, le R. P. Frédéric Janssoone, par Léon Moreel, pages 148).

Le prodige des yeux :

Le soir du 22 juin, vers 19 heures, un malade tout perclus, Pierre Lacroix, de Trois-Rivières, fut amené au presbytère : il venait demander sa guérison. Monsieur l’abbé Désilets et le Père Frédéric le prirent sous les bras pour le soutenir et le conduisirent dans la chapelle. On l’amena jusqu’à la balustrade. Les prêtres se mirent à genoux, tandis que Monsieur Lacroix était assis entre les deux, car il ne pouvait pas faire autrement à cause de ses infirmités. Ils priaient depuis quelque temps lorsque la statue s’anima. Ses yeux, modestement baissés d’ordinaire, s’ouvrirent, et se mirent à regarder droit devant elle. L’abbé Désilets, qui était à droite de Monsieur Lacroix, quitta sa place et se rendit auprès du Père Frédéric. Il lui dit: « Mais voyez-vous ? » – « Oui », répondit le Père, « la statue ouvre les yeux, n’est-ce pas ? » – « Eh bien, oui ! Mais est-ce bien vrai ? » Pierre Lacroix leur dit alors que lui aussi voyait cela depuis quelques instants. Malgré l’affirmation de ce nouveau témoin, les deux prêtres ne purent à peine croire à la réalité du prodige. Ils changèrent de place, fixèrent de nouveau la Vierge… pas d’illusion possible : ses yeux étaient noirs, bien formés, en pleine harmonie avec le reste du visage qui était même éclairé par la lumière du soleil, et ils demeurèrent visibles de cinq à dix minutes. Quoique l’infirme ne fut pas guéri, une joie surnaturelle envahit les trois hommes. Aussitôt, le Père Frédéric interpréta ce regard comme une volonté de la Sainte Vierge de voir venir les foules prier à ses pieds dans ce sanctuaire ; et il en convainquit aisément le bon curé Désilets.

Moins de trois mois après, le 30 août, le curé Désilets mourut subitement d’une crise cardiaque. Avant son dernier soupir, il demanda à l’abbé Duguay, son vicaire, de continuer son œuvre de sanctuaire dédié à Notre-Dame du Rosaire. « C’est l’œuvre de la Sainte Vierge, précisa l’abbé Désilets. Si vous la négligez, elle vous rejettera et choisira un autre ouvrier. Au reste, le Révérend Père Frédéric vous sera un aide : car ce n’est pas sans un dessein spécial de la Providence qu’il est venu ici. »

Pèlerinages à l’afflux :

Le Père Frédéric acquiesça à la demande du curé Désilets de travailler à la fondation et le développement des pèlerinages à Notre-Dame du Cap (Il en sera l’âme jusqu’en 1902, date de l’arrivée des Pères Oblats). Il n’en oubliait pas pour autant ses devoirs de Commissaire de Terre Sainte, ainsi que ceux de faire connaître la spiritualité franciscaine au Canada. On estime d’ailleurs que, de son vivant, le Père Frédéric enrôla plus de soixante mille tertiaires franciscains dans la Province de Québec. Il ne négligea aucunement non plus de répondre aux demandes des curés de prêcher des retraites dans leurs paroisses. Il profita simplement de ces retraites pour organiser les pèlerinages au Cap-de-la-Madeleine. L’été, il resta le plus souvent au Cap où il accueillait les pèlerins et leur prêchait inlassablement toute la journée. Afin de nourrir la piété des pèlerins et leur amour des Lieux-Saints, le bon Père fit ériger un chemin de croix à côté du sanctuaire, et qui respectait autant que possible les mêmes distances que celui de Jérusalem. Plus tard, il fit construire une réplique du tombeau du Christ et de son édicule.

Depuis son retour au Canada, le Père Frédéric ne cessa point d’opérer des miracles. Le plus souvent, il se contentait de bénir ou de toucher le mal, et c’était plus tard, lorsqu’il n’était plus là, que la guérison s’opérait. On lui attribue aussi d’avoir arrêté des incendies, comme lors de l’incendie de forêt qui encerclait le village d’Hérouxville dont quelques maisons étaient déjà en flammes : le feu s’éteignit au passage du Père qui traçait de grands signes de croix en direction des flammes.

Le 15 mars 1893, le Père Frédéric reçut la demande d’aller administrer les sacrements à Alexandrine Rhô, une jeune fille qui habitait à Bécancour et qui se mourrait de la tuberculose. Son Père, Adolphe Rhô, le fit venir du Cap-de-la-Madeleine, situé sur l’autre rive du fleuve Saint-Laurent. La traversée en traîneau sur le fleuve gelé se fit rapidement. Le soir venu, le jeune Zotique Rhô, alors âgé de 16 ans, fut chargé de reconduire le Père après sa visite. Ils entreprirent la traversée du fleuve large d’environ deux kilomètres. Après avoir parcouru une certaine distance, le cheval s’arrêta net, puisque le couvert de glace était disparu. Le jeune homme suggéra au Père Frédéric de rebrousser chemin ou tenter une traversée plus loin.

Mais non! Mais non! réfuta Frédéric Janssoone, nous sommes passés ici cet après-midi. »

« Cet après-midi, précisa Zotique, il y avait de la glace, mais ce soir il n’y en a plus ; on ne peut pas passer ici… »

La traversée mystérieuse

À ces mots, le Père baissa la tête et ne dit pas un mot pendant quelques minutes, puis il se tourna vers l’adolescent et lui dit : « Va t’en chez vous ! » – « Mon Père, répliqua le jeune, je ne peux pas vous laisser comme cela, ici ; montez en voiture et retournons à Bécancour, ou bien passons par Sainte-Angèle. » Mais le religieux lui répéta avec insistance : « Va-t’en chez vous ! » Le garçon obéit et arriva chez lui dix minutes plus tard. Il apprit par la suite que le Père Frédéric arriva au presbytère au même moment. Personne, cependant, ne plus expliquer comment il entreprit cette traversée mystérieuse. « Selon moi, disait le jeune Zotique, il n’y a aucun doute, c’est un miracle ! Un miracle comme lui seul savait le faire ! »

Couronnement de Notre-Dame du Cap :

Le 12 septembre 1904, enfin, le Pape saint Pie X accorda la faveur du couronnement de la statue de Notre-Dame du Cap. Le Père Frédéric fut choisi pour porter la couronne sur un coussin durant la procession. C’est de ses mains que Monseigneur Cloutier, successeur de Monseigneur Laflèche comme évêque de Trois-Rivières, reçut la couronne pour la déposer sur la tête de la statue miraculeuse. Il le fit avec sa modestie habituelle, mais tous remarquèrent son air extatique. Ce fut, de son aveu même, le plus beau jour de sa vie.

En 1916, le bon Père Frédéric se mourait d’un cancer de l’estomac. Le Frère André sera d’ailleurs un des derniers visiteurs qu’il reçut en août 1916, quelques jours avant sa mort. Le saint Frère voulait apposer à son ami une médaille de saint Joseph pour le guérir du cancer qui l’avait terrassé en juin, au retour d’un pèlerinage à Sainte-Anne-de-Beaupré ; mais le Père l’arrêta en lui disant simplement : « Laissons faire le bon Dieu » (paroles authentiques).

Mort du Père Frédéric :

Sur son lit de mort, Frédéric Janssoone souffrait d’intolérables douleurs physiques. Outre ces douleurs, il subissait des attaques du démon qui lui apparut sous la forme d’un chien enragé. Dans ces derniers moments, il fut assisté par son incomparable compagnon, le Père Augustin Bouynot qui l’avait rejoint au Canada en 1895. Le 4 août dans l’après-midi, le bon Père Augustin s’approcha de lui et, comme ils l’avaient convenu tous deux, lui fit répéter plusieurs fois le “Veni, Domine Jesu, noli tardare” (Venez Seigneur Jésus, ne tardez pas). Le Père Frédéric, assis dans son lit, semblait un peu attiré vers le crucifix appendu à la muraille et le priait avec ferveur, son visage paraissant illuminé et transfiguré. La communauté était en prière à côté de son lit, admirant sa patience, son recueillement et sa sérénité. Après avoir prononcé ces paroles, il rendit son âme à l’âge de 77 ans avec beaucoup de calme et une expression de paix indéfinissable.

Un premier service funèbre eut lieu à Montréal, dans la chapelle du couvent où il venait de mourir, Monseigneur Georges Gauthier, évêque auxiliaire, le présida. Puis, le samedi suivant, le corps fut transporté à Trois-Rivières dans un cercueil non fermé. Pendant deux jours, des centaines et des milliers de personnes dont beaucoup d’enfants, défilèrent devant la dépouille mortelle. Plusieurs guérisons miraculeuses s’opérèrent. Il fut enterré dans l’allée centrale de la chapelle du couvent. C’est ainsi que se termine la vie de ce grand moine français, dont l’exemple eut un retentissement non seulement sur ses contemporains, mais aussi sur les générations à venir. Son tombeau se trouve dans la chapelle Saint-Antoine, construite par lui-même, au 890, du Saint-Maurice, Trois-Rivières, Québec.

 
 

 

Sources:

Léon Moreel, Un grand moine français, Le R.P. Frédéric Janssoone