Une prisonnière des Sioux délivrée par Marie

 
 

La seconde année après l’arrivée de Monsieur l’abbé Dumoulin à Pembina, en l’année 1820, trois hommes et une femme étaient campés, par un beau soir d’automne, sur les bords de la rivière au Sel, à trente milles environ au sud des frontières américaines. 

Deux de ces hommes venaient d’arriver au Canada. Ils avaient entrepris de venir à la Rivière-Rouge, pour y voir un de leur cousin, Joseph Dauphinais, rendu depuis deux ans dans les pays d’en haut ; il y était déjà marié à une métisse, et c’était cette femme qui était campée avec eux. Les nouveaux arrivés étaient Messieurs Pratte et Jenthon, tous deux de Berthier, diocèse de Montréal. 

La chasse à cette époque était très abondante à la Prairie, et Pembia se trouvait pour ainsi dire entouré de troupeaux de buffalos (bisons) ; à deux ou trois journées de ce poste, on les rencontrait par bandes innombrables. Dauphinais conduisait ses deux cousins à la prairie pour leur donner une idée du genre de vie que menaient les chasseurs…

Nos trois chasseurs étaient assis auprès de leur tente plantée au milieu de ces immenses solitudes pour la nuit et causaient ensemble du pays natal. 

Quand ils eurent bien fumé et fini de raconter toutes leurs nouvelles, ils laissèrent leur feu s’éteindre et allèrent se reposer. Une robe de buffle (bison) étendue sur l’herbe servait de lit. Pratte et Jenthon eurent bientôt fermé l’oeil…

Dès que Dauphinais vit ses compagnons endormis, il se leva sans bruit, raviva les charbons à demi éteints, et se mit à genoux pour faire sa prière. La femme de Dauphinais ne s’était pas encore couchée. À quelques pas de la tente, à demi cachée dans l’obscurité, elle tenait en ses mains un chapelet, qu’elle récitait pieusement. 

Quand Dauphinais eut terminé sa prière, moins longue que celle de sa femme, mais non moins fervente, il alluma sa pipe et continua à veiller auprès du feu. Il était là depuis quelques minutes lorsque Pratte, qui dormait peut-être un peu inquiet, s’évailla. Il fut surpris de voir son aim assis auprès du feu, au lieu d’être à dormir dans sa tente.  »Que fais-tu donc là ? lui demanda-t-il. Est-ce que tu ne te couches pas cette nuit ? – J’attends, lui répondit-il, que ma femme ait fini de réciter son chapelet ; ça lui prend du temps ; d’ailleurs, il est prudent de se tenir ici sur ses gardes, car nous sommes dans le pays des Sioux, et à chaque instant ces sauvages peuvent nous surprendre. Ce sont des voisins dont il faut se défier. Ils sont toujours en course pour surprendre des ennemis et pour eux tout étranger est un ennemis. À l’heure oû l’on s’y attend le moins, ils fondent sur nous. Il est prudent de veiller pour ne pas être attaqués à l’improviste. Repose-toi cette nuit et demain ce sera ton tour pour faire sentinelle. » 

Cette déclaration ne donnait guère à Pratte l’envie de dormir ; l’idée de se voir exposé à tomber sous le scalpel d’un Sioux, n’était pas un calmant. Il sentit le besoin de se mettre sous la garde de Dieu et de ne pas se coucher comme un païen. Rien n’éveille la foi comme l’imminence d’un danger, il se mit donc à genoux, fit une fervent prière, puis, un peu rassuré par le sang-froid de Dauphinais, il ferma l’oeil de nouveau. 

Dès que le jour parut, Dauphinais éveilla ses amis et leur dit: « Hier soir je vous ai avertis que nous sommes sur les terres des Sioux et par conséquent exposés à chaque instant à rencontrer ces dangereux ennemis. Je n’ai pas besoin de vous répéter que nous devons nous tenir sur nos gardes. Aujourd’hui, nous avons besoin de chasser, mais il ne serait pas prudent de laisser ma femme seule sous la tente. Je vais partir avec Jenthon, tandis que Pratte restera au camp. Nous serons de retour ce soir, pas trop tard. »

Les deux chasseurs n’étaient pas moins exposés au danger que ceux qui restaient pour garder la tente. Que pouvaient faire deux hommes contre une bande de Sioux ou même contre deux ou trois en embuscade, et rampant sur l’herbe comme des Serpents ? Malgré tout, ces amis espéraient bien se revoir le soir tous les quatre sous la tente. 

La chasse fut heureuse. Le soir venu Dauphinais et Jenthon revenaient, portant sur leur dos une charge de viande choisie dans les meilleures parties de l’animal abattu. À cette époque d’abondance, le chasseur ne prenait du buffalo que les parties les plus grasses et les plus délicates, le reste était abandonné aux carnassiers de la prairie.

 En traversant un petit ruisseau desséché qui se trouvait sur leur route, les deux chasseurs remarquèrent des pistes d’hommes toutes fraîches. En les examinant, Dauphinais remarqua qu’elles venaient tout droit du camp oû il avait laissé sa femme avec Pratte. « Ces traces, dit-il à Jenthon, ne me disent rien de bon. Les Sioux ne sont pas loin ; ce sont eux qui ont passé par ici. Je crains fort qu’ils n’aient découvert notre tente et n’aient fait quelque mauvais coup. Hâtons-nous d’arriver. »

Hélas ! les soupçons de Dauphinais n’étaient que trop fondés. En approchant de l’endroit d’oû ils étaient partis le matin, les deux voyageurs furent surpris de ne voir apparaître personne. Tout était silencieux autour de la tente ; le feu était éteint et rien n’annonçait la présence d’un être vivant. 

Comme il se faisait tard, et que déjà les ombres du soir couvraient la prairie, ils purent constater le malheur qui venait de frapper leurs amis que lorsqu’ils furent arrivés auprès de la tente. Le premier objet qui frappa leurs regards fut le cadavre ensanglanté de Pratte qui gisait sur le sol à la porte de la tente. Il était complètement dépouillé de ses vêtements ; son corps était tout percé de flèches, et sa chevelure avait été enlevée. La femme était disparue, les Sioux l’avaient faite prisonnière et l’avaient emmenée avec eux. 

À la vue de cette scène d’horreur, nos deux chasseurs hésitèrent un moment… La nuit était trop avancée pour se mettre à la poursuite des sauvages ; d’ailleurs dans quelle direction les trouveraient-on ? Ils se déciderent à attendre là jusqu’au jour. Le matin, ils creusèrent une fosse oû ils déposèrent le corps de leur infortuné compagnon, puis ils partirent pour aller à la recherche des Sioux et reprendre, s’il était possible, la prisonnière qu’ils avaient emmenée. 

Longtemps, ils marchèrent sans rien découvrir, ils désespéraient presque de les rejoindre, quand sur la fin de la deuxième journée, ils aperçurent leur camp sur le bord d’un lac. Dauphinais ne savait trop quel accueil on allait lui faire, mais il était décidé à tout braver pour reprendre sa femme. 

En apercevant les deux chasseurs, le chef du camp sioux vint au-devant d’eux et sans leur donner le temps d’expliquer leur arrivée, il leur dit: « Je sais ce que vous cherchez ; vous êtes à la recherche de la femme que nos guerriers ont fait prisonnière ; déjà elle est retournée chez elle. Nous ne lui avons fait aucun mal.  » En même temps, il leur raconta en détail la scène qui avait eu lieu les jours précédents…. Pendant l’absence de Dauphinais et de Jenthon, des Sioux errant dans la prairie avaient aperçu la tente oû étaient Pratte et la femme de Dauphinais. Croyant que c’était des ennemis, ils les avaient attaqués en poussant des cris. Pratte au lieu de donner des signes d’amitié avait cherché à se défendre, mais il était bientôt tombé mortellement blessé par les flèches. Les Sioux, après l’avoir dépouillé de ses habits, s’étaient enfuis, emmenant avec eux la femme prisonnière. Une fois rendus dans leur camp, ils l’avaient donnée en garde à deux Indiens, qui devaient la surveiller pour qu’elle ne s’évadât pas. 
Pendant le jour, elle ne pouvait pas facilement s’échapper ; en pleine prairie, on l’eût bien vite aperçue et reprise. La nuit seule lui offrait quelque chance ; malheureusement, le surcroît de précaution que prirent les Sioux lui ôta bientôt tout espoir de salut. Le soir on enveloppait la prisonnière dans une couverture, et sur les bords de cette couverture on faisait coucher ses deux gardiens. Le moindre mouvement qu’elle voulait faire donnait l’éveil à ces deux sauvages et ainsi, humainement parlant, il lui était impossible de s’évader. 

Elle avait sur elle son chapelet ; ce fut ce qui la sauva. Avec une ferveur et une confiance qui obtiennent des miracles, elle se mit à prier la très sainte Vierge de lui faire trouver un moyen de sortir de cette captivité. 

Ses gardiens l’entendaient murmurer tout bas des mots qu’ils ne comprenaient pas ; puis ce chapelet qu’elle égrenait entre ses doigts intriguait beaucoup ;  au bout de quelques heures ils n’eurent plus de doute qu’elle faisait de la magie et qu’elle appelait sur leur tête toutes les vengeances de son grand manitou. Ils se communiquèrent leurs craintes et résolurent de laisser partir leur prisonnière dès qu’elle ferait mine de vouloir leur échapper. Un peu avant le jour, madame Dauphinais voulut tenter un effort pour sortir de l’espèce d’étui dans lequel on l’avait mise. Elle fut fort étonnée de voir que ses gardiens ne remuaient pas ; elle les crut profondément endormis et confiante dans le secours de Dieu, elle parvint à se glisser hors de la tente. Une fois libre, elle presse son chapelet sur son coeur et prend sa course vers un marais voisin. 

Les Sioux firent semblant de ne pas s’apercevoir de cette fuite, de crainte d’attirer sur eux la colère des manitous. Ils levèrent le camp sans s’occuper de ce qui deviendrait leurs prisonnière échappée. 

Dauphinais reourna en grande hâte à Pembina avec son compagnon Jenthon, et à leur arrivée ils eurent la joie de trouver madame Dauphinais déjà rendue. Exténuée de fatigue et de faim, elle était parvenue à se traîner jusque chez elle. Un de ses fils fut, en 1870, membre du Conseil législatif du Manitoba. 

 
 

 

 

Sources: 

– Frère Ernest-Béatrix, mariste, Histoires canadiennes, La Vierge Marie, 2e édition, pages 107 à 113

-L’abbé G. Dugas, Légendes du Nord-Ouest