La Madone des Canadiens

Trois-Rivières, un lieu consacré à la Sainte Vierge:

Quand on en apprend davantage sur la fondation de la ville de Trois-Rivières, on découvre, par le cours des événements, que la Providence a préparé la naissance du sanctuaire de Notre-Dame-du-Cap depuis les origines du Canada. Lors de son deuxième voyage en Nouvelle-France, Jacques Cartier planta une croix ornée du blason du roi de France sur ce qu’est aujourd’hui l’île St-Quentin, qui est située sur la rivière Saint-Maurice, qui sépare aujourd’hui les villes de Trois-Rivières et du Cap-de-la-Madeleine. C’était le 7 octobre 1535, jour qui devait être proclamé plus tard fête du Saint Rosaire par le Pape Saint Pie V. 

La première église construite sur le lieu était une église en bois. Elle fut érigée en 1659 par Pierre Boucher, le gouverneur des Trois-Rivières. Le Cap-de-la-Madeleine fut érigé en paroisse le 30 octobre 1678 par Monseigneur François de Montmorency Laval, premier évêque du Canada. En 1694, le culte de la Vierge Marie s’implanta en permanence sous la forme de la Confrérie du Rosaire. 

Construction de l’église en pierres:

En mai 1714, le curé Vachon entreprit de remplacer la petite église en bois par une autre plus grande et construite en pierre des champs (église actuelle). Faute d’argent, elle ne fut achevée qu’en 1720. Pendant tout son temps comme curé, l’abbé Vachon mettait beaucoup de temps et d’énergie à faire répandre la Confrérie du Rosaire. Après la mort de l’abbé Vachon, la Confrérie du Rosaire subit, en l’espace d’un siècle, un sérieux ralentissement à cause d’un prêtre peu zélé. Le chapelet fut abandonné et les paroissiens aillaient de moins en moins à la messe le dimanche. 

On fait don de la statue de Notre-Dame-du-Cap:

  En 1854, année de la proclamation du dogme de son Immaculée Conception, Notre-Dame inspira à un généreux paroissien du Cap-de-la-Madeleine, la pensée de faire don à son église d’une Madone de belles proportions, aux yeux baissés et aux mains tendues. Cette statue deviendra la Vierge miraculeuse dont la célébrité dépassera les frontières du pays. C’est celle-là qu’on vénère encore aujourd’hui sur le maître-autel du sanctuaire. 

L’arrivée de l’abbé Désilet:

   Dans les années 1860, il ne restait plus qu’une dizaine de personnes sur 1300 habitants qui allaient à la messe les dimanches. En 1864, la paroisse Sainte-Marie-Madeleine est sous la tutelle de son Excellence Thomas Cooke, évêque du diocèse de Trois-Rivières. Ayant à cœur de sauver les âmes jusqu’aux limites de son diocèse, le bon évêque tenta à plusieurs reprises de relever la petite paroisse en danger. Au cours des vingt dernières années, quatre curés différents furent envoyés, se dévouant corps et âme pour ramener au bercail les brebis égarées. Après tant de tentatives, Monseigneur doit avoir un dernier recours. Quelque chose lui dit que le père Luc Désilets pourrait être le candidat idéal.

     Par toutes sortes de moyens, l’abbé Désilets avaient tenté de convertir la population du Cap-de-la-Madeleine, mais sans succès. Devant cette obstination, le curé annonce à ses paroissiens que, étant donné qu’ils ne veulent pas l’écouter, il ne parlera plus, mais Dieu parlera à son tour  ! Peu de temps après, des sauterelles envahissent la paroisse et dévorent tout. Après la grand-messe du dimanche, on supplie le curé de faire arrêter le fléau. «  Non, répond le curé, ce n’est pas ainsi, après la messe du dimanche, qu’on demande des prières dans un cas aussi grave. Ces choses ont besoin d’une annonce spéciale faite au prône . D’ailleurs, ce n’est pas vous qui avez attiré le fléau de Dieu, car, vous, vous m’écoutez  ; mais vous irez dire “aux autres“, de venir au moins une dizaine demander des prières publiques, et je ferai l’annonce le dimanche suivant.» Les paroissiens répliqueront que la récolte sera complètement détruite si on attend encore une semaine avant d’agir. «  Priez bien la Sainte Vierge, répond l’abbé Désilets, dites votre Rosaire, et vous serez protégés». On obéit. En chaire, le dimanche suivant, le curé appelle à la conversion, récite les prières, et le fléau cesse.

Cependant, la paroisse ne fut pas convertie pour autant. Peu de temps après, l’abbé Désilets priait Dieu de l’éclairer sur la façon de faire revenir le monde à la messe. C’est alors qu’il aperçut un gros porc sale et morveux qui montait à l’autel près de la statue de la Sainte Vierge (Notre-Dame-du-Cap). Dans son groin, il tenait un rosaire qu’il mâchouillait. Le curé chassa l’animal, mais une pensée lui vint à l’esprit  : «  Le peuple laisse tomber le rosaire et les porcs le ramassent» (Cela sera le thème de son sermon du dimanche précédent). Il comprend alors que c’est par le chapelet qu’il remplira son église. Le 5 novembre suivant, il alla donc se mettre au pied de la statue de Marie et promit solenellement de consacrer le reste de sa vie à répandre la Confrérie du Rosaire. 

 
 

Le miracle du pont de glace en 1879

    Trois ans plus tard, la petite église était devenue trop petite pour contenir la foule qui s’y pressait chaque dimanche. Comme d’habitude, le chapelet avait conquis les âmes : sa vieille église revêtit l’éclat d’un pèlerinage privé, local. Monseigneur Louis-François Richer Laflèche ordonna la construction d’une nouvelle église. La pierre de l’édifice devait provenir de la paroisse Sainte-Angèle, sise sur la rive sud du fleuve. Les habitants comptaient sur la glace du fleuve au cours de l’hiver, car les paroissiens n’avaient pas les moyens financiers pour faire transporter ces pierres par bateau. Dès le mois de novembre 1878, M. le curé Désilets avait demandé de prier à cette fin. Tous les dimanches, après la messe, on récitait le chapelet pour obtenir un pont de glace, mais on avait beau prier, le fleuve restait toujours libre de glace. Janvier et février étaient passés, mars s’écoulait de même; la saison des grands froids était terminée; il semblait que l’on ne pouvait plus rien espérer.

    Les marguilliers voulaient démolir la précieuse relique qu’était la petite église de 1714 pour se servir des pierres, afin de diminuer le nombre de pierres à charroyer à partir de Sainte-Angèle, de l’autre côté du fleuve. La Sainte Vierge en avait décidé autrement. Malgré les chapelets qu’on lui récitait, tous les dimanches après la messe, elle ne laissait pas le fleuve geler devant le Cap.

     Elle attendait le vœu du curé Désilets : « Si vous nous accordez de la glace sur le fleuve pour la fête de saint Joseph, nous ne détruirons pas votre petite église, mais nous la dédierons à votre saint Rosaire », promit-il à Notre-Dame. Tout de suite, il fut exaucé ; dans la nuit du 15 au 16 mars, un dimanche, les glaces de la débâcle, serrées entre les deux rives, s’arrêtent vis-à-vis du Cap. Le vent se met à souffler. Une neige mouillée suivie d’un froid vif les soude et forme le pont de glace tant attendu. Un miracle sûrement, la veille, on avait traversé le fleuve en petit bateau, preuve que le fleuve était libre de glace.

    Les paroissiens se sont risqués l’après-midi et le soir, à la brunante, sur ces tronçons de glace. L’abbé Duguay en tête marchant à quatre pattes. « N’ayons pas peur se disaient-ils, ce sont les Ave du saint curé Désilets qui nous portent. » Par une heureuse coïncidence, la première charge de pierres, conduite par M. Jos Longval, arriva sur le terrain de l’église, près de la chapelle du Saint Rosaire, juste comme sonnait l’Angélus de midi, le 18 mars.

  Le lendemain, tous les paroissiens se rendirent à la grand’messe annoncée en l’honneur de saint Joseph, pour obtenir une heureuse traversée de la pierre. Après avoir entendu la messe dévotement en habit de travail, et avoir récité le chapelet comme à l’ordinaire, ils partirent, par un temps magnifique, avec une file de 80 à 100 voitures, vers le sud du fleuve pour commencer le transport des pierres. Ils le firent gratuitement.

    La traverse était continuellement couverte de voitures. On charroya pendant huit jours consécutifs, jusqu’à l’octave de la Saint-Joseph, sans aucun accident… Quand les dernières charges nécessaires furent traversées, la glace commença à se détériorer, dévorée qu’elle était intérieurement par la rapidité du courant.

    Flavien Lapointe, de Saint-Maurice de Champlain, avait 19 ans, il a travaillé sur le pont de glace obtenu grâce aux chapelets de l’abbé Désilets et de ses paroissiens. Il partait dès 8.30 heures du matin et ne revenait que dans la soirée pendant une semaine de temps. Il raconta : « Tous les hommes et jeunes gens du Cap ont participé à cette corvée. Il y en avait de plus peureux que les autres, surtout quand ils voyaient l’eau monter sur le bord de la glace et le chemin onduler sous la pesanteur de la charge. Le transport se faisait avec des « sleighs » de 10 à 20 pieds de long, chaque « sleigh » était tirée par un seul cheval. Le pont de glace était étroit mais il y avait quelques endroits pour se rencontrer. Il n’y a pas eu d’accident, ni de panique. Les gens travaillaient avec confiance, ils voyaient M. le curé réciter son chapelet dans le haut de son presbytère. »

    Sœur Sainte-Gertrude (Montplaisir), des Sœurs de l’Assomption de Nicolet, avait 12 ans au moment du miracle du « pont des chapelets », elle a certifié avoir vu le pont de glace qui s’est fait à la suite des prières demandées par M. le curé Désilets. Elle a été témoin de la procession des voitures qui allaient du nord au sud, charroyant les pierres. M. L’abbé Duguay, vicaire, était passé de porte en porte pour inviter tous les hommes à prendre part à cette corvée. Il demanda aux femmes de rester à la maison et de réciter le chapelet avec les enfants. Tous les paroissiens du Cap ont réalisé que le pont de glace ne s’était formé que par miracle.

    Entre temps, les miracles de guérisons et de conversions se multiplient au pied de la statue de Notre-Dame-du-Cap. Les Annales vont enregistrer environ 200 miracles par mois. La plupart de ces miracles sont obtenus après que les gens aient déposé une rose bénite au pied de la statue.

Le prodige des yeux de la statue

    La nouvelle église de Sainte-Madeleine s’édifie lentement et, quoique inachevée, elle est bénie et livrée au culte le 3 octobre 1880. Durant les années qui suivirent, on restaure l’ancienne en vue de sa dédicace solennelle à Notre-Dame du saint Rosaire, selon la promesse de M. le curé Désilets.

  Enfin ce grand jour se lève. Le 22 juin 1888, jour de joie, jour d’intenses prières. Monsieur le curé Luc Désilets accomplit solennellement son vœu. A la suite d’une belle cérémonie, la statue a été placée sur le maître-autel. Mais le curé s’inquiétait que cela ne soit peut-être pas ce que la Sainte Vierge voulait. Il demandait donc un signe; et c’est à ce moment-là que se produisit le fameux prodige des yeux. L’abbé Duguay, vicaire de M. le curé Désilets et son successeur, raconte le miracle qui s’est produit le soir même de cette journée inoubliable : « Vers sept heures du soir, arrive un handicapé du nom de Philippe Lacroix. Je le vis entrer dans le Sanctuaire en marchant entre M. le Curé, Luc Désilets et le Révérend Père Frédéric. Je les vis à genoux au balustre… Or voici ce qui s’est passé tel que M. le curé Désilets me l’a raconté bien des fois avec émotion: «Pendant qu’ils étaient tous les trois en prière, ils virent la statue de Notre-Dame du Cap, les yeux grandement ouverts, elle qui normalement a les yeux baissés… »

   L’enthousiasme et le zèle du bon Père Frédéric ne connurent plus de limites. Le Bienheureux Père Frédéric ne se contenta pas de raconter le « prodige des yeux » à ses auditeurs, il en publia le récit en première page du journal « la Presse » le 22 mai 1897.

    « La statue, y écrit-il, qui a les yeux entièrement baissés, avait les yeux grandement ouverts : le regard de la Vierge était fixe : elle regardait devant elle, droit à sa hauteur. L’illusion était difficile : son visage se trouvait en pleine lumière, par suite du soleil qui luisait dans une fenêtre et éclairait parfaitement tout le sanctuaire. Ses yeux étaient noirs, bien formés et en pleine harmonie avec l’ensemble du visage. Le regard de la Vierge était celui d’une personne vivante ; il avait une expression de sévérité, mêlée de tristesse. »

    Écoutons maintenant Pierre Lacroix, l’handicapé, lui aussi témoin oculaire du prodige : « J’entrai dans la chapelle vers 7 heures du soir, accompagné par monsieur Désilets et le Père Frédéric. Je marchais supporté par eux. Nous sommes allés nous placer à la table de communion… Après avoir prié un moment, je levai les yeux vers la statue de la sainte Vierge en face de moi. Immédiatement, je vis que ses yeux étaient bien ouverts ; d’une manière absolument vivante, comme si elle regardait par-dessus nos têtes en direction des Trois-Rivières. J’observai sans dire un mot. Alors, M. Désilets qui était à ma droite, quitta sa place pour aller rejoindre le Père Frédéric. Je l’entends demander : « Avez-vous remarqué ? »

« Oui, répondit le Franciscain, la statue a ouvert les yeux, n’est-ce pas ? »

« Oui, dit M. le curé, mais est-ce bien réel ? »

« C’est à ce moment que je leur dis que je voyais la même chose qu’eux depuis quelques instants. »

    Après avoir commandé aux vents, aux flots, à la neige et à la glace, pour que lui soit élevé un sanctuaire, Notre-Dame du Cap manifestait son contentement d’y avoir été établie à demeure sous son vocable Notre-Dame du Rosaire.

    Pour le curé Désilets, ces yeux ouverts de la Madone avaient leur langage: celui que Dieu lui-même avait jadis tenu au roi Salomon : « J’ai exaucé ta prière et la supplication que tu m’as présentée. J’ai consacré cet édifice pour y fixer mon nom à jamais; mes yeux et mon cœur y seront perpétuellement » (I Rois 9,3.)

Le 22 juin 1888, à sept heures du soir, Notre-Dame du Cap devenait de par la volonté expresse de Marie, la Madone des Canadiens. (Rosario Desnoyers, o.m.i.)

Ce jour-là, lors de la consécration du Sanctuaire à la Reine du Rosaire, en cette fameuse journée où la statue ouvrit les yeux, le Père Frédéric s’était écrié : « Des pèlerins viendront de toutes les familles de la paroisse ; de toutes les paroisses du diocèse ; de tous les diocèses du Canada. Cette petite Maison de Dieu sera trop petite pour contenir les foules qui viendront invoquer la puissance et la munificence de la douce Reine du Très Saint Rosaire. »

Ce prodige des yeux n’était que le début d’une série de prodiges semblables puisque, pendant deux ans, des centaines de témoins ont vu le visage de la statue de Notre-Dame-du-Cap changer d’expression. Tantôt elle se montrait avec une figure empreinte d’un profond chagrin, tantôt avec une apparence de joie, d’un rayonnement tout céleste.