Saint François de Laval
François de Laval est né le 30 avril 1623, dans la région de la Normandie, en France. Il est l’héritier d’une des plus prestigieuses familles françaises puisque son père, Hugues de Montmorency Laval, porte le titre de premier baron de France, c’est dire qu’il descend du premier compagnon du roi Clovis, à avoir été baptisé par saint Rémi en 496 !
François a deux frères aînés, tous deux destinés à la carrière militaire. Quant à lui, il est mis au collège jésuite de La Flèche, que fréquentent les enfants des plus nobles familles de France. Y enseignent de jeunes pères jésuites désireux d’être envoyés en mission au Canada.
C’est un bon élève, sans plus, mais qui très tôt ressent les attraits de la vocation sacerdotale, encouragé en cela par son oncle, évêque d’Évreux. Soumis à la direction spirituelle de ses maîtres, il fait de rapides progrès en vertu et en piété. « Dieu seul sait combien j’ai d’obligation à votre compagnie, qui m’a réchauffé dans son sein lorsque j’étais enfant, qui m’a nourri de sa doctrine salutaire dans ma jeunesse, et qui depuis lors n’a cessé de m’encourager et de me diriger. Les Jésuites m’ont appris à aimer Dieu et ont été mes guides dans la voie du salut et des vertus chrétiennes. » Admis dans la Congrégation de la Sainte Vierge, son cœur est pris par Celle dont saint Jean-Eudes louera le Cœur admirable.
En 1641, il commence ses études de théologie au prestigieux collège de Clermont à Paris. Elles sont déjà bien avancées lorsque trois ans plus tard il apprend la mort de ses deux frères aînés à la guerre. Comme son père est décédé depuis quelques années et que, depuis, l’administration du domaine laisse à désirer, sa mère lui demande d’abandonner sa vocation pour se marier et reprendre en main le patrimoine familial. Il refuse le mariage, mais abandonne cependant ses études pour revenir au château où en deux ans de temps, il redresse la situation, révélant par le fait même des dons remarquables d’administrateur. Une fois son devoir filial accompli pour l’essentiel, il demande à son oncle l’ordination sacerdotale qu’il reçoit le 1er mai 1647. Il n’aspire alors qu’à rester modestement chez lui pour continuer à surveiller le domaine familial, tout en visitant les malades et en instruisant des enfants pauvres. Cependant son oncle, déjà convaincu de ses rares qualités, veut en faire son principal collaborateur et le nomme en 1648 archidiacre du diocèse d’Évreux. Le voilà donc chargé de l’administration de cet important diocèse de cent cinquante-cinq paroisses, ce dont il s’acquitte avec maîtrise. La plus brillante des carrières ecclésiastiques lui est assurée…
Cependant, François voit les choses d’un autre œil. Depuis toujours, il veut être missionnaire. Lors de ses séjours à Paris pour préparer un doctorat en droit canon, il retrouve ses anciens camarades du collège de Clermont, animés d’un même zèle. Ils ont fondé “ l’association des Bons Amis ” qui sera le berceau du Séminaire des Missions étrangères de Paris.
En 1654, le Saint-Siège recherche des prêtres pour être envoyés comme vicaires apostoliques en Indochine. François de Laval est pressenti avec François Pallu et Bernard Picques. La cour de France ayant donné son accord, il vend la totalité de ses biens, renonce à son droit d’aînesse et part pour la Ville éternelle, alors qu’il est âgé de seulement 31 ans.
À peine arrivé, il apprend qu’une cabale anti jésuite a provoqué son éviction. Sans se troubler, voyant dans ce contretemps une disposition de la Providence, il revient en Normandie, à Caen, chez un pieux laïc, Monsieur de Bernières, qui abrite dans sa vaste demeure une communauté de prêtres et de laïcs adonnés à la vie d’oraison. « On s’y levait de grand matin et l’on faisait en commun une heure d’oraison. Puis l’on entendait la sainte messe et l’on y faisait presque tous les jours la sainte communion. Ceux qui étaient prêtres pouvaient cependant aller dire la messe dans les différentes communautés de la ville, car ce fut toujours un des principes de l’ermitage : joindre aux exercices de sa propre sanctification ceux qui pouvaient rendre service au prochain. » C’est ainsi que François de Laval se dévoue au service des pauvres et auprès de deux communautés religieuses dont il redresse la situation. Les mois et les années passent sans aucune autre ambition.
Ce sera pour le futur évêque de Québec un véritable noviciat, comme le remarque l’abbé Nercam au procès préliminaire de béatification : « J’ai des raisons personnelles d’insister sur l’influence que cette sorte de noviciat à l’ermitage de Caen exerça sur le long et glorieux apostolat de Mgr de Laval. J’ai beaucoup connu M. de Bernières, qui était l’âme de cet ermitage, ou du moins j’ai eu l’occasion d’étudier beaucoup de ses écrits, spécialement au Séminaire Saint-Sulpice à Paris, où des séminaristes fervents ne pouvaient se lasser de lire son ouvrage du Chrétien intérieur. (…) Je ne connaissais pas alors Mgr de Laval. Depuis, ayant eu l’occasion de lire l’histoire de sa vie et de ses œuvres, je dois avouer que j’y ai reconnu avec admiration la réalisation des préceptes et des conseils de la plus haute perfection, renfermés dans le Chrétien intérieur. »
VICAIRE APOSTOLIQUE DE QUÉBEC
Son existence prend un tour différent en 1657 alors que, pour faire suite aux demandes répétées des fondateurs de Ville-Marie et des jésuites, la cour décide de proposer au Saint-Siège un évêque pour la Nouvelle-France. Le choix est délicat, il fallait un prêtre dévoué, pieux, habile administrateur et capable de concilier les intérêts apparemment contradictoires des jésuites, des sulpiciens et de l’archevêque de Rouen qui avait jusqu’à cette époque la colonie sous sa juridiction. C’est alors qu’on se souvint de François de Laval.
Sa nomination comme vicaire apostolique provoque un déchaînement de passions chez les jansénistes dont l’archevêque de Rouen, qui va devenir entre-temps archevêque de Paris ! Par voie de justice, il arrive à empêcher le sacre prévu à la date choisie par le futur évêque, le 4 octobre 1657. Les promoteurs de la Nouvelle-France ont recours alors au Pape. Avec sa permission, en secret, le 8 décembre 1658, François de Laval est sacré évêque de Pétrée, vicaire apostolique de Québec, à l’abbaye bénédictine de Saint-Germain-des-Prés, exempte de la juridiction épiscopale de l’archevêque de Paris. Lorsque celui-ci l’apprend, furieux, il décide de tout faire pour s’opposer au départ de Monseigneur de Laval ; même les menaces des sanctions pontificales ne le font pas céder. Finalement, c’est l’intervention personnelle du jeune Louis XIV qui permet au nouvel évêque de s’embarquer à destination de Québec, le 13 avril 1659. Ces tristes contretemps eurent cependant l’heureuse conséquence de provoquer une rencontre personnelle entre le vicaire apostolique et le jeune roi. Impressionné par le calme, la charité et l’autorité naturelle du prélat, Louis XIV ne l’oubliera plus.
Monseigneur de Laval débarque à Québec le 16 juin et découvre son immense diocèse qui ne compte encore que deux mille colons, dont les deux tiers à Québec et dans les environs immédiats. Les autres sont à Ville-Marie et à Trois-Rivières. La guerre avec les Iroquois est à son paroxysme. Le commerce est totalement paralysé. Dix-sept jésuites, six prêtres séculiers, quatre sulpiciens installés depuis deux ans à Ville-Marie, forment le clergé de la colonie. Il faut ajouter la communauté des Ursulines et celle des Augustines hospitalières.
Tout de suite, le jeune prélat s’attire l’estime des braves gens. Sainte Marie de l’Incarnation écrivit quelques jours après son arrivée : « Je ne dis pas que c’est un saint, ce serait trop dire : mais je dirai avec vérité qu’il vit saintement et en Apôtre. » Quoique de haute noblesse, il fait preuve d’une simplicité évangélique qui lui attire les cœurs. Il n’a évidemment pas d’évêché et il choisit de s’installer à l’hôpital, ce qui lui permet régulièrement d’aider aux soins. Son réseau d’amitiés en France lui assure suffisamment de ressources pour lui permettre de faire largement la charité, même si lui, toute sa vie, vivra dans la plus grande pauvreté.
Son arrivée perturbe bien des habitudes. Cela fait un quart de siècle que chacun mène son œuvre à sa manière, loin de l’autorité de l’archevêque de Rouen. Il remarque, en particulier, que le gouverneur est gallican, autrement dit il prétend que l’autorité du Roi, comme celle de ses représentants, est absolue et s’exerce même sur l’Église, il entend donc soumettre l’évêque à son contrôle. Comme le titre de vicaire apostolique est alors une nouveauté, certains mettent en doute ses pouvoirs et soutiennent qu’ils ne s’appliquent que sur les missions.
Gardant toujours la pondération la plus exacte et la charité la plus amène, Mgr de Laval fait semblant de ne rien entendre des critiques et des suspicions et va droit son chemin. Sa première décision est d’établir un tribunal ecclésiastique, autrement dit de renvoyer aux affaires profanes le gouverneur.
Après quoi, et non sans courage, il entreprend la visite apostolique de son vaste diocèse, de la Gaspésie à l’Outaouais ! « Il s’était lancé sur les neiges dès son premier hiver pour visiter ses ouailles, non pas à cheval ou en carrosse, mais en raquettes et sur les glaces ». À la bonne saison, « il est mené dans un petit canot d’écorce par deux paysans, sans aucune suite que d’un ecclésiastique seulement. » Il donne le sacrement de confirmation à des centaines de chrétiens français ou indiens d’origine.
Dès cette première visite épiscopale il se rend compte des ravages que fait l’eau-de-vie chez ces derniers. Il en interdit donc la vente sous peine d’excommunication. Or cette eau-de-vie facilite le commerce de la fourrure, ce qui est une priorité pour l’administration royale afin de rentabiliser la colonie. Le conflit avec le gouverneur est inévitable.
LA CHRÉTIENTÉ DE LA NOUVELLE-FRANCE
Monseigneur de Laval décide, pour le dirimer, de retourner en France et de s’adresser directement au Roi. Il pense en profiter aussi pour lui exposer la situation catastrophique de la Nouvelle-France et les remèdes qu’en bon administrateur il entrevoit.
Louis XIV, qui n’exerce le pouvoir personnellement que depuis deux ans, lui fait un excellent accueil. Suite à leurs entretiens, il rappelle le gouverneur et prend des décisions qui vont à jamais marquer la Nouvelle-France. Il décide en effet de l’administrer comme n’importe quelle autre province de son Royaume, avec cependant une particularité : il confère à l’évêque des pouvoirs politiques égaux à ceux du gouverneur. Toutes les décisions du Conseil souverain devront recevoir sa signature pour être exécutives, et c’est lui qui attribuera les seigneuries. C’est donc une défaite totale pour les gallicans ! Louis XIV veut faire de la Nouvelle-France une vraie chrétienté où pouvoirs royal et ecclésiastique agissent nécessairement de conserve.
De la faveur royale, Monseigneur de Laval obtient aussi que son vicariat apostolique soit érigé en diocèse, et qu’il puisse y ouvrir un Séminaire qui sera une réplique de celui des Missions étrangères de Paris. C’est l’une des principales réalisations de François de Laval, et peut-être celle qui pourra le plus inspirer nos évêques de demain, au temps de la Renaissance catholique. Le prélat avait en effet compris que le modèle traditionnel des paroisses administrées par des fabriques qui rémunèrent le curé et assument la gestion des immeubles n’était pas adapté à la colonie, faute de ressources financières et faute de prêtres en nombre suffisant. Il veut donc adopter la structure communautaire du clergé missionnaire d’Indochine, qui dépendait du Séminaire des missions étrangères de Paris, pour sa formation, les soins des prêtres âgés et l’approvisionnement matériel des missions.
De même, dans son diocèse de Québec, chaque prêtre diocésain dépendrait matériellement du Séminaire, dont les ressources seraient assurées par les dons et par la mise en valeur des seigneuries qui lui seraient attribuées. L’évêque assignerait les prêtres aux paroisses qui n’auraient pas ainsi à supporter leur entretien. En cas de maladie ou d’accident, le prêtre serait pris en charge par le Séminaire qui procurerait à la paroisse un remplaçant.
Ce système présenta de nombreux avantages : une bonne entente et une communauté d’âme dans le clergé, et surtout l’absence de conflits d’argent entre les curés et leurs paroissiens. L’autorité du clergé n’en fut que renforcée… au grand déplaisir du gouverneur. Louis XIV, autre faveur, avait demandé à Monseigneur de Laval de choisir lui-même le nouveau gouverneur. Son choix se porta sur M. de Mésy, bon administrateur et surtout homme pieux. Toutefois, à peine arrivé en Nouvelle-France, ce dernier adopte les mêmes procédés que son prédécesseur et s’oppose à l’évêque ! Les historiens ont aujourd’hui trouvé la clef de l’énigme : des messages secrets du principal ministre de Louis XIV, Colbert, ordonnaient au gouverneur de miner l’autorité du prélat afin de pouvoir développer la colonie par une politique uniquement mercantiliste.
À Rome aussi on s’activait pour compromettre l’œuvre de François de Laval en empêchant l’érection du diocèse de Québec, qui ne se fera qu’en 1675. Mais toutes ces difficultés ne troublent pas notre saint vicaire apostolique : n’est-ce pas dans l’ordre surnaturel des choses que l’œuvre de Dieu soit entravée ? Providentiellement, il est d’ailleurs amené à connaître les combats que la bienheureuse Catherine de Saint-Augustin, religieuse hospitalière à Québec, mène presque continuellement contre le démon dans le plus grand secret. Convaincu de sa sainteté, il aime s’entretenir avec elle et lui confier ses soucis.
« Tout ce que la main de Dieu fait nous sert admirablement, écrit-il à son ami l’abbé Boudon qui lui avait succédé comme archidiacre d’Évreux, quoique nous n’en voyions pas sitôt les effets. Il y a bien des années que la Providence conduit cette Église, et nous par conséquent, par des voies fort pénibles et crucifiantes tant pour le spirituel que pour le temporel. Pourvu que sa sainte volonté soit faite, il ne nous importe. Il me semble que c’est toute ma paix, mon bonheur en cette vie que de ne vouloir point d’autre paradis. C’est le royaume de Dieu qui est au-dedans de l’âme qui fait notre centre et notre tout. »
LA CONSOLIDATION DE L’ÉGLISE AU CANADA
Sans se laisser vaincre par les obstacles, il fonde un petit séminaire, une école des métiers, une petite école. Il encourage la dévotion à Sainte Anne dans le sanctuaire de la côte de Beaupré, auquel il offre la première statue du pèlerinage. Il développe aussi la dévotion à la Sainte Famille, qu’il donne comme modèle aux familles de colons.
Il nous faut insister surtout sur sa dévotion à l’Immaculée Conception. C’est sous ce titre qu’il érige, en 1664, la paroisse de Québec. L’année suivante, il reprend avec les prêtres de son Séminaire le vœu à l’Immaculée Conception que les jésuites renouvelaient depuis 1635. Le 11 juillet 1666, il consacre sa cathédrale à l’Immaculée Conception et met tout son diocèse sous son patronage. Et c’est encore en la fête de l’Immaculée Conception qu’il inaugure les bâtiments du Séminaire de Québec, en 1677.
Preuve que cette dévotion lui était notoirement chère, un jésuite de la mission de l’Illinois, auquel l’évêque de Québec a fait le don d’un ciboire en argent pour lequel il a fait fondre sa vaisselle, lui écrit : « C’est votre mission, Monseigneur, puisqu’elle est sous la protection de l’Immaculée Conception de Notre-Dame… et quoique vous ayez toujours été le père de toutes nos missions, celle-ci, Monseigneur, vous doit être attachée tout particulièrement et parce que c’est la mission de l’Immaculée Conception de la Vierge et par le beau présent que vous lui faites. »
Quant à lui, il mène la vie la plus austère qui soit. Au Séminaire, il ne s’est réservé que quelques pièces où il vit sans chauffage. Il est d’une fidélité remarquable à ses pratiques d’oraison, à la visite des pauvres et des malades. Sa porte est toujours ouverte pour ses prêtres. Il s’acquitte scrupuleusement de ses devoirs d’évêque, tels que prescrits par le Concile de Trente, aussi bien auprès des fidèles que des religieux, pour l’enseignement de la foi et la proscription des hérésies. La Nouvelle-France lui doit en particulier d’avoir été préservée du jansénisme. Malgré la pauvreté de ses moyens, il s’applique aussi à développer tous les fastes liturgiques. « Il était conscient de la valeur infinie de la messe, aussi bien pour la sanctification personnelle du prêtre, pour la sanctification du peuple de Dieu que pour la mission et la vie de l’Église. »
Chose remarquable, il encourage la communion fréquente et celle des enfants. La bienheureuse Marie de l’Incarnation écrit à son fils : « Nos Révérends Pères et Monseigneur notre Prélat sont ravis de l’éducation que nous donnons à la jeunesse. Ils font communier nos filles dès l’âge de huit ans, les trouvant autant instruites qu’elles le peuvent être ». Mgr de Laval considérait en effet que la communion ne doit pas être différée, dès que la personne est consciente de ce qu’elle fait.
Sa dévotion au Saint-Sacrement était très ardente. Il imposa de faire précéder les réunions du Conseil Souverain par la célébration de la messe, « pour attirer les bénédictions du Ciel sur ses décisions ». Dans le journal des jésuites, on note un miracle qui fit grande impression : le 13 février 1661, une maison de la basse ville passa au feu. « Mgr l’Évêque y porta le Saint-Sacrement, à la présence duquel quelques-uns remarquèrent que le feu s’abaissa », empêchant que l’incendie se communique aux autres maisons de la basse ville. Et la population remonta en procession jusqu’à l’église pour remercier Dieu de sa protection.
En 1671, il lui faut retourner en France, de nouveau s’expliquer devant Louis XIV contre le gouverneur Frontenac. Le Roi lui renouvelle toute sa confiance et confirme ses pouvoirs. Mais revenu à Québec, Mgr de Laval s’aperçoit que Frontenac brave encore son autorité en osant faire venir des Récollets à Québec ; ces religieux n’étant pas soumis à l’autorité épiscopale, le gouverneur compte sur eux pour absoudre les commerçants excommuniés par l’évêque pour avoir vendu de l’alcool !
C’est dans ce contexte qu’il faut placer les querelles de préséance, dont nos historiens modernes font des gorges chaudes, entre le gouverneur et l’évêque, entre les officiers royaux et les prêtres. C’était en réalité la chrétienté que l’évêque défendait contre une conception déjà laïque du pouvoir politique.
En 1680, âgé de soixante ans, il entreprend pour la troisième fois la visite de son vaste diocèse. L’attachement de la population se vérifie à chaque occasion. Les communautés religieuses aussi l’apprécient même s’il eut, à quelques reprises, des interprétations divergentes de leur règle. D’ailleurs, un des traits de sa personnalité qui le rendait si aimable, est l’absence totale de rancune envers ceux qui lui ont tenu tête. À la fin de cette tournée, il tombe gravement malade et est aux portes de la mort en moins de quinze jours. Il s’en remet cependant, grâce aux prières de toute la colonie, mais il est résolu de retourner en France pour présenter sa démission au Roi. Ce qu’il fit en 1684.
MONSEIGNEUR L’ANCIEN
Louis XIV, qui l’a toujours en grande estime, malgré les rapports peu élogieux de ses gouverneurs et de ses intendants, lui demande de choisir son successeur. Il opte pour l’abbé de Saint-Vallier, qui jouit d’une grande réputation de piété, de doctrine exacte et de zèle apostolique. Évidemment, les partis gallican et janséniste emploient tous les moyens pour s’opposer à sa nomination puis à son sacre. En attendant que l’affaire s’arrange, François de Laval propose au Roi que l’élu aille à Québec se familiariser avec son futur diocèse et l’administrer avec le titre de vicaire général ; ce que le Roi accepta.
Le diocèse a beaucoup changé en vingt-cinq ans. On comptait désormais 25 paroisses, 102 prêtres, 97 religieuses pour une population de 12 000 colons. Durant son séjour, l’abbé de Saint-Vallier manifeste un courage, une endurance et une capacité de travail extraordinaires, mais aussi… un caractère épouvantable. Les prêtres du Séminaire se plaignent à Monseigneur de Laval qui ne voit qu’une solution : demander à l’évêque élu, revenu en France pour être sacré, de démissionner. Mais celui-ci le prend fort mal et refuse. Monseigneur de Laval fait alors appel au Roi qui, pour la première fois, ne suit pas une recommandation du vieil évêque. Il lui interdit même de retourner en Nouvelle-France ! L’épreuve est sensible au cœur du saint prélat, ce qui nous vaut une magnifique lettre à ses prêtres du Séminaire : « Adorons les conduites de Dieu sur nous et sur toutes ses œuvres, mes chers Messieurs. J’espérais et j’avais une confiance entière qu’il me donnerait la consolation de m’unir à vous de corps comme je le suis de cœur et d’esprit ; mais son aimable Providence en dispose tout autrement et selon son bon plaisir, qui doit être tout notre bonheur et notre paix pour le temps et l’éternité. Vous connaîtrez, par les copies des lettres actives et passives que vous trouverez ci-jointes, ce qui m’oblige de rester en France. Je n’eus pas plutôt reçu ma sentence que Notre-Seigneur me fit la grâce de me donner les sentiments d’aller devant le Très Saint Sacrement lui faire un sacrifice de tous mes désirs et de ce qui m’est le plus cher en ce monde. Je commençai en faisant amende honorable à la justice de Dieu, qui me voulait faire la miséricorde de reconnaître que c’était par un juste châtiment de mes péchés et infidélités que la Providence me privait de la bénédiction de retourner dans un lieu où je l’avais tant offensé, et je lui dis – ce me semble de bon cœur et en esprit d’humiliation – ce que le grand prêtre Héli dit lorsque Samuel lui déclara de la part de Dieu ce qui devait lui arriver : “ Il est le Seigneur ; qu’il fasse ce qui est bon à ses yeux ”. Mais comme la bonté de Notre-Seigneur ne rejette point un cœur contrit et humilié et qu’Il abaisse et il relève, il me fit connaître que c’était la plus grande grâce qu’il me pouvait faire que de me donner part aux états qu’il a voulu porter en sa vie et en sa mort pour notre amour, en action de grâces de laquelle je dis un Te Deum avec un cœur rempli de joie et de consolation au fond de l’âme, car pour la partie inférieure, elle est laissée dans l’amertume qu’elle doit porter. C’est une blessure et une plaie qui sera difficile à guérir et qui apparemment durera jusqu’à la mort, à moins qu’il ne plaise à la divine Providence, qui dispose des cœurs comme il lui plaît, d’apporter quelque changement à l’état des affaires. Ce sera quand il lui plaira et comme il lui plaira, sans que les créatures puissent s’y opposer, n’étant en pouvoir de faire que ce qu’elle leur permettra. Il est bien juste cependant que nous demeurions perdus nous-mêmes et que nous ne vivions que de la vie du pur abandon en tout ce qui nous regarde au-dedans comme au-dehors. »
Monseigneur de Saint-Vallier est finalement sacré le 25 janvier 1688. Et le Roi revient à de meilleurs sentiments, il accueille favorablement la requête du clergé et de la population de Québec : Monseigneur de Laval, qu’on appelle désormais « Monseigneur l’Ancien », est autorisé à retourner en Nouvelle-France. Les vents favorables lui permettent d’arriver à Québec avant son successeur ! Il s’installe modestement au Séminaire et s’applique à ne pas lui faire ombrage. Mais il va connaître la plus grande croix de sa vie. En effet, il assiste, impuissant, au bouleversement de toute son œuvre. En 1692, le Séminaire est supprimé dans la forme qui a fait son efficacité et qui a permis une si bonne entente entre les colons et le clergé. Monseigneur de Saint-Vallier trouve aussi que « les communions sont trop fréquentes au Canada ». Mgr l’Ancien s’émeut de cette critique et répond que la question n’est pas de savoir s’il y a trop de communions, mais plutôt si chacun est bien disposé à recevoir la sainte communion.
Au bout de quelques mois, les plaintes contre l’attitude du nouvel évêque affluent de toute la Nouvelle-France à Versailles. Louis XIV demande à Monseigneur de Saint-Vallier de démissionner, mais lui refuse. François de Laval n’a plus qu’à dépenser des trésors de patience pour limiter les dégâts de la rude administration de son successeur. Il est persuadé qu’une telle situation ne peut s’expliquer que par le jeu du démon, avec la permission de Dieu, donc, finalement, pour le bien de tous. Lui s’applique à une vie de pauvreté, de prière et de pénitence. Hubert Houssart, qui fut son serviteur durant les vingt dernières années de sa vie, nous a laissé un savoureux témoignage sur son maître. En voici un court extrait : « Quoiqu’il se couchât fort tard, il ne manquait jamais de se lever à deux heures du matin et les cinq dernières années de sa vie sur les trois heures. Et de se lever pendant les dites quinze années tout seul, sans feu n’ayant point de poêle dans sa chambre, où il gelait très fort toute les nuits pendant l’hiver ; s’habiller seul, bander ses jambes, etc… ; s’en aller à quatre heures à l’église, sa lanterne à la main, en ouvrir les portes, sonner sa messe, qui était la première, de quatre heures et demie pour les travailleurs, et rester à l’église ou à la sacristie qui était fort froide et incommode pour lors, jusqu’à sept heures, sans voir ni se chauffer à d’autre feu durant ce temps-là, pendant les plus grands froids, que celui du réchaud dont il s’était servi pour dire la sainte messe. »
Il connaîtra encore deux épreuves : le 15 novembre 1701, le Séminaire, sa chapelle et le presbytère sont la proie des flammes. La reconstruction est à peine achevée que, le 1er octobre 1705, le feu ravage de nouveau l’institution. « Sa Grandeur, témoigne son serviteur, n’en perdit pas un instant sa paix, sa joie, ni sa tranquillité, parce que ces accidents n’étaient pas des sujets capables d’attaquer sa patience et sa vertu qui étaient bien au-dessus de tout cela. Les seuls intérêts de Dieu, de la vertu et de la religion étaient capables de l’émouvoir ».
À cette occasion, Houssart rapporte un fait étonnant qui révèle bien la charité du premier évêque de Québec : après le second incendie, le Séminaire n’avait même pas les « cent écus qui étaient nécessaires pour faire couvrir grossièrement toutes les murailles et les voûtes, Sa Grandeur ayant cette somme et n’ayant presque plus d’étoffe pour donner aux pauvres, de crainte que nos Messieurs ne la lui demandassent pour faire faire les toits, elle m’envoya secrètement acheter cent peaux de chevreuil pour donner aux pauvres au lieu d’étoffe, et me donna pour les payer trois cent vingt cinq livres avec plus de joie qu’un pauvre ne les aurait reçues par aumônes. »
En 1691, puis en 1694 et surtout à partir de 1700, François de Laval remplace Monseigneur de Saint-Vallier lors de ses séjours en France. Le dernier dura fort longtemps, puisque l’évêque de Québec fut fait prisonnier des Anglais pendant la traversée et incarcéré en Angleterre. Louis XIV refusa de payer sa rançon, bon moyen de débarrasser la Nouvelle-France de cet évêque mal commode. Monseigneur de Saint-Vallier comprit la leçon : lorsqu’il reviendra en 1713 dans son diocèse, son caractère sera singulièrement radouci.
Entre-temps, Monseigneur de Laval était mort. Durant la semaine sainte de 1708, il avait contracté une engelure au talon qui s’infecta. Il rendit le dernier soupir le 6 mai. La Nouvelle-France lui doit un clergé de grande qualité, exempt de jansénisme, généralement en bonne entente avec la population, gardien de l’idéal de la chrétienté. À l’heure de la renaissance, sa vie et son œuvre seront le modèle du Bon Pasteur selon le Cœur de Jésus et de Marie.