Le rôle de Sainte Thérèse dans la conversion des Esquimaux
Durant la vie de leur fondateur, saint Eugène de Mazenod, les Oblats de Marie Immaculée furent requis pour prêter leurs services à l’évangélisation du Canada. Les six premiers missionnaires arrivèrent à Montréal en décembre 1841. En 1845 ils se mirent au service de Mgr Provencher, Vicaire apostolique de tout l’ouest canadien. C’est par là que devait commencer cette grande épopée missionnaire, favorisée par une publicité aux couleurs de littérature romantique suivant le goût de l’époque, où l’on se plaît à nous raconter les voyages en traîneaux ou en canots. Le fait est qu’en 1859 ces pionniers atteignirent le Cercle polaire arctique, où ils prirent un premier contact avec les Esquimaux. Ensuite, ayant traversé les terres du Labrador en 1866, il purent inaugurer la mission de la Baie d’Hudson en 1912.
C’est alors qu’un jeune séminariste français est pris d’enthousiasme pour l’évangélisation des Esquimaux. Il s’agit du Normand Arsène Turquetil (1876-1955). Il a 24 ans en 1900, quand il s’embarque pour le Vicariat apostolique de Saskatchewan, au Canada. Là-bas, il fait d’abord la traversée du lac Caribou en canot, avant d’entreprendre un voyage de sept jours en traîneau, ce qui le met en contact avec les Esquimaux dont il doit tout d’abord apprendre la langue. Mais l’évangélisation est difficile, et les missionnaires ont déjà sombré dans le pessimisme. “Les Esquimaux ! Les Esquimaux ! lui dit son supérieur ; voici plus de trente ans que je supplie le Seigneur de leur envoyer un missionnaire…” (Fr. Henri-Marie: “Mgr Turquetil et Ste Thérèse au pays esquimau”, en “Les Annales de Ste Thérèse de Lisieux” 1932, p.133).
Pour ces populations de la Baie d’Hudson, l’heure de la grâce devait sonner avec la création du Vicariat apostolique de Keewatin. Alors son premier prélat, Mgr Ovide Charlebois (1862-1933) assigna au Père Turquetil la charge de fonder une Mission à Chesterfield Inlet, en plein territoire des Esquimaux “inuits”. Le Père s’y rendit en août 1912 avec deux compagnons. Tout d’abord ils connurent une grande année de solitude totale dans ce désert de neige et de glace qui les gardait coupés du reste du monde. Là ils s’efforçaient d’apprendre la langue des habitants, sans grammaire ni dictionnaire, simplement par l’écoute, l’observation et les quelques questions qu’ils arrivaient à poser aux gens. Naturellement, le mépris et les moqueries se faisaient souvent sentir chez les interlocuteurs. Et voici bientôt, en novembre 1913, la nouvelle qui les frappe et les consterne : le martyre des missionnaires Oblats du Vicariat voisin. Aussi Mgr Charlebois décide-t-il de fermer la mission qui se révèle stérile et sans espoir pour l’avenir.
C’est alors qu’arrive le courrier annuel d’Europe, du Diocèse normand de Bayeux, et plus concrètement de Lisieux. On y trouve une vie abrégée de la Sœur Thérèse de l’Enfant-Jésus, dont les restes mortels viennent d’être arrachés à la poussière du tombeau pour une première exhumation. Alors : une sainte de la Normandie natale, qui s’est engagée à aider les missionnaires et qui semble tenir sa promesse ? Faisons donc une expérience… Tout ceci appartient vraiment à l’histoire et montre que tout s’est fait dans la foi. Et que la grande thaumaturge a su répondre aux espérances.
“Demain matin, dit le Père Turquetil au Frère Girard, nous allons tenter le coup. Quand les Esquimaux seront réunis dans la salle pour écouter le gramophone, je leur ferai une catéchèse en règle. Et pendant que je leur parlerai, vous invoquerez la petite Thérèse. Elle-même saura ouvrir tous ses petits sacs et en verser le contenu sur la tête de mes auditeurs”. Et la grande surprise arrive sans plus tarder, dès le lendemain, quand le sorcier de Chesterfield, jusqu’alors ennemi acharné de la mission, vient demander le baptême en ajoutant d’un ton résolu : “désormais je reviendrai ici tous les jours ; et je ferai tout ce que vous me direz, parce que je ne veux pas aller en enfer…” (Les Annales …” p.136).
Cette première conversion allait engager beaucoup d’autres Esquimaux à se préparer pour le baptême. Le 2 juillet 1917, les missionnaires en baptisent douze. Et ces néophytes démontrent une grande ferveur eucharistique. Si bien que, pleins d’admiration et de reconnaissance, les missionnaires n’hésitent plus à y reconnaître un miracle obtenu par Thérèse la Normande. Et voici qu’à l’occasion de sa visite pastorale à la mission de Chesterfield en 1923, Mgr Ovide Charlebois, celui-là même qui avait voulait naguère supprimer la mission, décide plutôt la création de nouveaux centres missionnaires. Bientôt la première église en honneur de la bienheureuse Thérèse de l’Enfant-Jésus sera construite à Pointe-aux-Esquimaux.
Le 17 mai 1925, le P. Arsène Turquetil, après une visite en France, se retrouve au Canada. Deux mois plus tard, le 15 juillet, il est nommé premier Préfet apostolique de la Baie d’Hudson. Tout naturellement, la nouvelle circonscription missionnaire est confiée au Patronage céleste de la nouvelle Sainte, qui avait tant aimé la neige, et qui surtout avait promis de passer son ciel à faire du bien sur la terre. Dans la chapelle, sa statue devient vite une attraction pour les Esquimaux. Sous l’impulsion du nouveau prélat, quatre nouveaux postes de mission sont bientôt ouverts. Puis Mgr Turquetil peut inaugurer l’hôpital “Sainte Thérèse” de Chesterfield, le premier hôpital du Grand Nord, y faisant installer le chauffage et quelques autres commodités de la civilisation moderne. L’évolution de la région surprend tellement la Congrégation de la Propagation de le Foi, qu’elle élève la Mission au rang de Vicariat apostolique en juillet 1931 et confère la consécration épiscopale à Mgr Turquetil le 23 février 1932. C’est l’époque où sa céleste Patronne sauve celui-ci de plusieurs dangers dans ses voyages difficiles et l’aide manifestement pour le développement de la Mission (Dominique Menvielle: “L’épopée blanche. Un Normand contemporain de Thérèse Martin, apôtre des Indiens et des Esquimaux”, en “Thérèse de Lisieux” 875 (mars 2007),p. 2-6).
Le moins qu’on puisse dire est que les rapports émis semblent extraordinairement charismatiques. Or ils sont bien confirmés par les faits. Et d’autres événements importants vont encore se produire, qui vont nous intéresser plus directement.
Le laïc canadien Paul Lionel Bernard (1889-1965) fut un thérésien enthousiaste de la première heure (« Les Annales de Ste Thérèse de Lisieux” 1966/2, p. 23; Stéphane Piat: “Un chevalier servant de la gloire thérésienne, Paul Lionel Bernard”, en “Les Annales…” 1966/10, p.4-6). Dès 1910, il entreprit avec le Carmel de Lisieux une relation assidue qui devait durer toute sa vie, l’amenant même à s’occuper de la béatification des parents de Ste Thérèse dès 1957. En 1917, il s’était présenté comme porte-parole de son pays en sollicitant de Benoît XV la béatification rapide de la jeune thaumaturge carmélite. Il réussit à faire parvenir 12 volumes au Pape, avec plusieurs milliers de signatures appuyant sa demande. En 1925, il fut le promoteur d’un rapport signé par les évêques canadiens sur la surprenante “pluie de roses” de grâces, de guérisons, de demandes écoutées, d’interventions célestes pour ces régions septentrionales de l’Amérique. On sait que Pie XI étudia ce rapport avec intérêt.
Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus sera-t-elle donc proclamée Patronne des Missions du Canada ? Telle est maintenant la question de Monseigeur Charlebois, avec toute sa foi et son expérience thérésienne éclairée par l’aventure du Père Turquetil.
Un jour de mai 1925, alors que Monseigneur Charlebois était à l’Hôtel-Dieu de Montréal, Monseigneur Paul Lionel Bernard de Beloeil vint le visiter pour lui faire signer une lettre de remerciement au pape Pie XI quant à la canonisation de Ste Thérèse. Monseigneur Bernard connaissait la dévotion d’Ovide Charlebois envers la sainte, et était certain qu’il signerait. « Je ne signerai pas ça’, lui dit Monseigneur Charlebois. Aux instances de Mgr Bernard, il dit encore avec fermeté : « Non, je ne le ferai pas, car tant qu’à écrire au pape, je lui demanderai quelque chose » – « Que lui demanderiez vous, excellence?, demanda Paul Lionel Bernard. – »Je lui demanderai de proclamer Sainte Thérèse comme Patronne des missions et des missionnaires », lui dit Ovide Charlebois. Cette idée plut à Monseigneur Bernard qui fit signer tous les évêques missionnaires du Canada. La proposition est présentée au Pape en mars 1926. Mais une difficulté surgit dans la Curie romaine. Le cardinal Van Rossum, Préfet de la Propagande, se demande si la supplique canadienne doit se référer seulement aux Missions de ce pays, ou plutôt aux Missions du monde entier. Dans la seconde hypothèse, il faudra consulter l’épiscopat missionnaire mondial.
Une fois la tâche engagée, Mgr Charlebois peut compter, dès mars 1927, avec 232 réponses positives. Et certaines lettres apportent des nouvelles enthousiastes, car bien des Vicaires apostoliques de par le monde ont reconnu à leur tour des signes patents de l’intercession de la sainte Carmélite de Lisieux. La revue “Pluie de roses” en relate d’ailleurs des centaines de cas (Entre 1913 et 1925, sept volumes ont été publiés, soit 3 750 pages). Marie de la Rédemption, Ursuline de Trois-Rivières et grande amie de Mère Agnès de Jésus se charge de relier elle-même le paquet des feuilles d’adhésion et de préparer un album très soigné, qui sera remis le 14 octobre 1927 à Pie XI. Le Pape l’examine avec admiration. Cependant les Congrégations des Rites et de la Propagation de la Foi se montrent opposées à la concession d’un titre de Patronne des Missions. Aussi le Pape doit-il insister pour que la situation soit mieux étudiée. Et ses remarques finissent par décider la Congrégation des Rites à préparer le Décret qui va proclamer Ste Thérèse de l’Enfant-Jésus Patronne universelle des Missions le 14 décembre 1927.
Dans une synthèse admirable, Mgr Charlebois pouvait alors écrire au Carmel de Lisieux : “Il ne faut pas m’attribuer tout le mérite. Je reconnais avoir suggéré l’idée et avoir prêté mon nom ; mais pour le reste, nous devons tenir compte de certaines personnes qui se sont consacrées à cette cause de manière admirable, comme aussi de vos propres prières. Et nous avons eu surtout notre bonne petite Sainte, qui du haut du ciel n’a pas cessé de faire tomber ses roses avec succès sur tous nos pays. C’est bien elle qui désirait de tout son cœur devenir la Patronne de tous les missionnaires qu’elle a toujours tant aimés, et pour lesquels elle a tant souffert” (“Les Annales…” 1928, p.88).